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Prose Du Transsiberien Blaise Cendrars

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re poétique, on pourra tenter de cerner le seul vrai dialogue décelable : celui du poète et du peintre, l’un des ferments les plus actifs de la modernité de l’œuvre.

I. Dialogue ou monologue

1. Dialogue apparent, monologue réel

Formellement, le passage central se présente comme un dialogue entre le héros, Blaise, double adolescent du narrateur que de nombreux indices textuels imposent d’identifier à l’auteur de la Prose du Transsibérien, et un personnage au statut incertain – sans doute créature de pure fiction –, Jeanne, que les vers précédents ont présentée comme une jeune prostituée française. À six reprises – trois dans le passage qui nous concerne – une brève question adressée par « Jeanne » à « Blaise » introduit une réponse où le jeu des pronoms personnels (« nous » et « tu »), des adjectifs possessifs (« ton », « nos ») et l’apostrophe « Jeanne » marquent clairement l’adresse à l’allocutaire. La forme dialoguée saute aux yeux. D’autant plus que le travail sur la typographie fait ressortir la différence entre la voix de Blaise et celle de Jeanne : la question de la jeune prostituée est toujours imprimée en caractères de corps supérieur et plus chargés de graisse que ne le sont ceux qui reproduisent le discours du héros.

Mais si, au premier regard, on ne peut douter d’avoir affaire à une conversation entre les protagonistes, la prise en compte de la teneur des propos vient remettre en cause la notion même de dialogue. En son début, certes, chaque réplique du héros paraît mériter pleinement le nom de réponse par l’adéquation entre son contenu et celui de la question qui l’introduit. Ainsi les paroles de Blaise : « Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours / Tu es loin de Montmartre » répondent exactement à l’interrogation de la jeune prostituée : « Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ? » Elles confirment l’éloignement spatial en mesurant le temps écoulé depuis le début du voyage ferroviaire. Quant à l’injonction qui ouvre la deuxième réplique de Blaise : « Les inquiétudes / Oublie les inquiétudes », elle constitue sans doute une réponse plus oblique, mais n’en présente pas moins un rapport immédiatement perceptible avec la réitération de la question initiale dont la répétition même suppose le trouble, l’agitation intérieure de celle qui la pose. Toutefois les propos de Blaise semblent très vite ne plus s’adresser qu’à lui-même. Au point que le système question/réponse paraît bien compromis. Ce ne sont plus que vues plus ou moins fragmentaires du paysage qui défile par la fenêtre du train : la « pluie qui tombe / La tourbe qui se gonfle/ […] / Les lourdes nappes de neige qui remontent », « les gares lézardées », « [l]es fils téléphoniques », « [l]es poteaux ». Ou notations sonores discontinues : « chiens […] qui aboient »,

bruits de « [f]errailles », « broun roun roun des roues ». Voire sensations corporelles de « vertig[e] », de « [c]hocs » et de « [r]ebondissements ».

C’est qu’il ne s’agit pas vraiment ici d’un échange entre deux êtres. Il s’agit de dire le voyage tel que l’éprouve une conscience solitaire, c’est-à-dire comme expérience douloureuse de la désorientation et du Mal.

2. Dire le voyage comme expérience cruelle du Mal

A travers les répliques de Blaise, le voyage apparaît en effet comme confrontation du sujet à la violence et au non-sens du monde. D’emblée, l’espace dans lequel se meut le train se trouve doté d’une achromie, d’une froideur et d’une pesanteur agressives. « [C]endres », « pluie », « tourbe », « neige » et « horizons plombés » esquissent un paysage décoloré, tout en grisaille, placé sous les signes conjoints du poids et du froid mortifères. Même « l’air bleui » n’apporte nul allègement véritable ni nulle touche de couleur claquante. Dans la proximité du verbe « grelotte », la nuance bleutée évoque le pouvoir meurtrier du gel, le sang figé, la respiration coupée, la lividité cadavérique. Tout reste d’une accablante monotonie. Tout semble peser sur la conscience percevante : la « pluie » dont le mouvement descendant se dit au moyen d’un verbe certes banal – « tombe » – mais chargé, au voisinage du substantif « cendres », d’une résonance funèbre, les « nappes de neige » explicitement qualifiées par l’adjectif « lourdes » et les « horizons » que le qualificatif « plombés » rend proprement écrasants. Tout semble aussi l’égarer. Car la plaine sibérienne enneigée entre en vertige : « La Sibérie […] tourne » et, source de mouvements contradictoires où ce qui pèse (les « lourdes nappes de neige ») au lieu de tomber « remont[e] », fait tourner la tête du voyageur. Comme le font les « roues » du train, « vertigineuses ». La « folie » guette visiblement celui qui, emporté par le Transsibérien, se confronte à ce paysage morne et déstabilisant par son uniformité. Le héros ne croit-il pas entendre son « grelot […] grelott[er] dans l’air » glacé ? Comme un signal de danger.

L’agression perpétrée sur les sens et l’esprit du sujet par l’hiver sibérien se double d’une violence fantasmatique qui est sans doute projection sur le paysage de la violence guerrière anticipée par celui qui se sait en route vers le théâtre des combats de la guerre russo-japonaise. Ainsi « les gares […] pendent »-elles aux « fils téléphoniques » et les « poteaux grimaçants qui gesticulent […] les étranglent » : les éléments inanimés du décor s’animent d’une vie agressive, meurtrière. Et l’on comprend alors que dans l’esprit enfiévré du héros « les locomotives en furie / S’enfuient » : ces locomotives personnifiées et prises de folie – car c’est bien dans son sens étymologique que doit être ici entendu le substantif « furie » – ne peuvent que tenter d’échapper à un espace de violence, hanté par la mort que l’adolescent redoute de rencontrer au terme du voyage. À travers les propos de Blaise, l’équipée à bord du Transsibérien apparaît donc comme la confrontation d’une conscience à des formes circonstancielles du mal, c’est-à-dire des formes qui tiennent au contexte climatique et historique dans lequel s’effectue le voyage.

Pire encore, ce qu’expérimente le voyageur au cours de son épopée transsibérienne, c’est le mal métaphysique : le mal essentiel, ontologique. Le thème démoniaque est très présent dans ce fragment où il s’associe, comme dans l’ensemble de la Prose, au thème musical. Dans le vers « Le monde s’étire s’allonge et se retire comme un harmonica qu’une main sadique tourmente », la « main sadique » de l’instrumentiste cosmique fonctionne comme emblème de la puissance mauvaise à qui se trouve abandonné un univers apparemment déserté par Dieu au terme d’une sorte de création à rebours, les « sept jours » du voyage où l’on ne peut manquer d’entendre un écho perverti de la Genèse. Un univers en proie à la souffrance que lui infligent « [l]es démons […] déchaînés », c’est-à-dire débarrassés de toute entrave par le retrait ou l’indifférence du Créateur, libres d’exercer leur volonté perverse. Rien d’étonnant alors à ce que, tirée par de pareils instrumentistes d’un instrument torturé, la musique du réel soit, pour la conscience douloureuse du héros, cacophonique : « voix » humaines et hurlements des « chiens […] qui aboient » se mêlent aux bruits de « ferrailles » du train lancé à pleine vitesse et au « broun roun roun des roues » pour produire un ensemble sonore dont le caractère discordant se trouve résumé par le vers « Tout est un faux accord ».

Tout, y compris le pseudo-dialogue qu’entretiennent les voix de Jeanne et de Blaise, jamais à l’unisson. Car ces images, ces notations sonores, ces fragments de méditation où se marque le désarroi d’une conscience à la dérive ne sont évidemment pas destinés à l’enfantine compagne de voyage, incapable de proférer une autre parole que la question obsédante où se révèlent à la fois sa peur de l’inconnu et son incapacité à saisir vraiment le réel extérieur. Nul « accord » possible entre ces voix. Le dialogue apparent se ramène au monologue intérieur. Mais cela n’implique pas pour

autant que la forme dialoguée soit ici une forme vide, insignifiante. La juxtaposition des voix de Blaise et de Jeanne permet en effet de mettre en évidence une dualité antithétique qui fait sens, tant du point de vue de l’aventure existentielle qu’au niveau de l’aventure poétique qui, au delà de l’exotisme de surface, forment le véritable sujet du poème.

II. Du « dialogue » à la dualité antithétique

1. Jeanne ou l’immobilisme de la tradition

Dans le pseudo-dialogue central, tous les critiques l’ont noté, Jeanne incarne visiblement le pôle de la fixité. Son discours frappe par une sorte d’immobilisme : il se réduit en effet à une unique question, toujours identique à une variante près qui tient à la place occupée par l’adresse à celui que l’on hésite à appeler l’interlocuteur : « Blaise », dont le prénom figure soit avant soit après l’impératif « dis », ce qui introduit une infime nuance d’insistance. Sans doute ne peut-on manquer de noter les variations typographiques dont cette question est l’objet : les caractères changent

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