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Alchimie du rhum

Dissertation : Alchimie du rhum. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoires

Par   •  12 Septembre 2023  •  Dissertation  •  3 257 Mots (14 Pages)  •  113 Vues

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Alchimie du rhum, Alchimie des hommes.

Dans le roman Régisseur du Rhum [1], Raphaël Confiant fait revivre la Martinique agricole des années 1930-1940 à travers le monde de l'Habitation.-plantation [2], espace socio-économique clos et autarcique, vivant en marge de la nouvelle société urbaine qui se développe dans l’En-ville [3]. L’écrivain a le sentiment très juste que ce lieu représente un univers singulier dans lequel l'Antillais se construit une langue et une identité, articulé par une dynamique relationnelle et temporelle qui renvoie à la préfiguration du monde. L'Habitation configure donc la réalité insulaire dont la hiérarchie apparaît comme le reflet d'un monde ordonné, chargé de sens et intégré à l'ordre universel.

Dès lors, la canne et ses avatars, le sucre et le rhum, vont nourrir intimement la laborieuse construction ontologique des anciens « bois d’ébène » qui cherchent à réintégrer l’histoire humaine tout comme celle des anciens esclavagistes condamnés par l’histoire, réprouvés par la morale, et qui ne supportent pas d’être exclus d’une humanité triomphante. Ce sont ainsi les deux communautés, anciens esclaves et Libres, békés et non békés, impérieusement réunis par un destin collectif, qui s’interrogent sur cette identité créole, désormais et profondément la leur.

Analogiquement, la fabrication du rhum et du sucre apparaît comme le paradigme du processus de création de cette société créole tout comme le rhum est perçu comme l'esprit du sucre et son efflorescence.

Le sucre et le rhum, sous l’angle imaginaire (aussi bien celui du roman que celui de la conscience collective), deviennent les espèces saintes sous lesquelles communie la communauté antillaise. Le rhum étant l’élixir de la célébration du « mystère de la métamorphose » qui ramène aux hommes l’essentielle liberté, laquelle permet l’éclatement de toutes les frontières ; depuis celle de la cale négrière à celle de la ligne infranchissable des races ; depuis le nom perdu et les identités d’emprunt à la castration symbolique des hommes et leur réclusion dans le lieu de la mère ; depuis les enfermements au sein de matrices exotiques et prospères à la survirilisation décrétée par l’article 13 du code noir Partus sequitur ventrem (l’enfant a le statut – nom et condition – du ventre qui l’a porté) et l’avènement de la matrilinéarité ; néantisant ainsi toute prétention de la femme à explorer dans l’espace colonial et post colonial un statut qui prenne en compte sa féminité.

Nombreux encore sont ceux et celles qui sacrifient, aujourd’hui encore, dans un enthousiasme païen et pathétique, au culte de ce dieu, sous toutes ses formes, criant au monde la misère des âmes et des intelligences perdues.

1- L’habitation-plantation, lieu absolu de la métamorphose.

Sur l’habitation Val d’or, des sentiments contradictoires agitent les deux communautés car la canne est haïe et mille fois maudite et, dans le même temps, aimée passionnément :

Un sentiment contradictoire habitait Pierre-Marie. Comment pouvaient-ils, lui et tous les habitants de Rivière-Salé, de ce pays tout entier, qu’ils fussent descendants d’esclaves ou héritier des maîtres, à la fois haïr et aimée d’amour fou cette canne à sucre – et donc ce sucre et ce rhum – qui étaient la chair et le sang de chaque jour ? La plantation (et son usine) dont tout un chacun trouvait toujours motif à se plaindre n’était-elle pas la matrice au sein de laquelle s’était forgée, dans le déni de justice et la douleur certes, cette culture créole qui n’est ni tout à fait blanche, ni tout à fait noire, mais participait des deux mondes à la fois, sans oublier l’apport des Indiens-coulis, des Chinois-pays et des Syriens ? Celle des premiers habitants d’avant Christophe Colomb aussi, ces Caraïbes dont les poteries brisées parsemaient les champs. [4]

Pierre-Marie, le dernier fils du maître-distillateur de l’usine de Génipa, béké goyave (béké pauvre) formé aux métiers de la plantation et de l’usine, perçoit ainsi l’habitation comme un creuset dans lequel se fondent le temps et les émotions humaines :

Temps de feu et de fer

Temps de doucine et d'allégresse

Temps de calculer sur la vie

Temps de la rigolade et du haussement de bec

Temps des mains sur la tête et de la détresse  

Temps de l'assagissement

Lieu mythique, marqué par une étrange innocence et par une alchimie singulière qui transforment les souffrances en souvenirs débordant de mille joies, et dont le rythme est imposé par l'exigence du Bâton sucré : La canne n'attend pas.

Lieu symbolique qui offre des charges de significations au  regard ouvert des consciences dégagées des pesanteurs et des diktats de l’histoire coloniale.

Là se rejoignent Pierre-Marie et le commandeur mulâtre devenu chef-Géreur, Firmin Léandor et qui, libérés de toute servitude existentielle, peuvent enfin aimer l'habitation pour l'éphémère fureur orangée des feuilles de bois-côtelettes lorsque la saison du carême atteint son apogée, pour l’un ; et de la mer alentour, le spectacle des rouleaux de la mer et de l'infiniment bleu et le « chanter d'amour des baleines dans une danse d'écume », pour l’autre.

Firmin Léandor, le mulâtre fier d’une appartenance « raciale » niée et vidée de sens par l’histoire coloniale et survalorisée par compensation après l’abolition de l’esclavage, et que la Canne va transformer en homme, fier d’être un nègre-canne et le petit béké, Pierre-Marie de la Vigerie empêtré dans des préjugés d’une autre époque qui l’amputent de sa personnalité, et que le Rhum va mettre par deux fois au monde des hommes.

2- Le rhum

 Pierre Marie de la Vigerie, fils d'Aubin et d'Edmée de la Vigerie, est en effet depuis sa naissance destiné à succéder à son père dans sa fonction de régisseur de la distillerie de Génipa, car dit-il :

Je suis né avec l'odeur du rhum coeur de chauffe. Ce fut ma première expérience du monde. A ma naissance, la matrone, inquiète de la faiblesse de mes criaillements, m'avait baigné, puis longuement frotté chacun de mes membres avec une chopine entière d'alcool de canne.[5] 

Cette imprégnation physique du personnage principal correspond à une imprégnation culturelle de la collectivité tout entière fascinée par le mystère de la transformation, de cet art qui consiste à tirer de la canne maudite la "grappe blanche", le nectar du rhum agricole issu du vesou. Le Rhum se charge dès lors de significations religieuse et ésotérique au sein d’une communauté qui entretient un rapport étroit avec la spiritualité sous toutes ses formes.

L'usine est assimilée à une cathédrale où s'opère l'étrange alchimie de la transsubstantiation du produit de la canne.

L'usine était notre cathédrale (...]. La cathédrale du sucre, notre Dieu. Celui qui nous faisait vivre tous, du plus riche Blanc-pays comme Simon le Terrible ou monsieur Salin du Bercy, le hobereau de la plaine du Lamentin, jusqu'au plus miséreux des coupeurs de canne nègre ou indien. Mais ce dieu possédait un rival aux yeux de mon père : le rhum. Et cette nuit-là, il entreprit de me convertir à son culte alors que, du haut de mes dix et quelques années, j'étais censé n'avoir pas encore eu le droit de l'approcher. «  Wonm sé bagay grannonm ! [6]

La colonne à distillation, cet athanor du régisseur du rhum, matérialise le pouvoir magique de l'homme initié, détenteur d'un secret, d'un savoir-faire qui ne peut-être transmis qu'au postulant qui s'en montre digne. Et jusque dans les mots, le Rhum se dit de manière savante et précieuse, se dérobant ainsi au néophyte inculte :

A la vérité, mon père employait rarement le mot « rhum », mais bien des désignations spécifiques qui, jusqu’à cette nuit-là étaient demeurées mystérieuses  à mes yeux : grappe blanche, grand arôme, tafia, coco-merlo, cœur de chauffe et, quand il se voulait précieux, devant des étrangers venus de l’En-Ville par exemple, eau-de-vie de canne à sucre.[7]

Par un soir de pleine lune et dans le plus grand secret, Pierre-Marie est conduit, à cheval, par son père, à l’usine où il recevra le baptême du rhum, une initiation qui l’introduira officiellement dans le monde des hommes.  Longtemps il restera à la base de la colonne à distillation, silencieux, écoutant le "chanter", l'imperceptible bruissement du rhum qui descend à travers les huit plateaux de "l'obélisque de cuivre" avec, à ses côtés, un père silencieux et respectueux. Et les deux hommes partageront l’émotion primitive et la brûlure de la « grappe blanche », vulgarisé sous le nom de rhum agricole.

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