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Du Mythe à La Raison

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irait donc dans l'histoire une discontinuité radicale. Voyageur sans bagages, la philosophie viendrait au monde sans passé, sans parents, sans famille ; elle serait un commencement absolu. Du même coup, l'homme grec se trouve, dans cette perspective, élevé au-dessus de tous les autres peuples, prédestiné ; en lui le logos s'est fait chair. « S'il a inventé la philosophie, dit encore Burnet, c'est par ses qualités d'in telligence exceptionnelles : l'esprit d'observation joint à la puissance du raisonnement 3 ». Et, par-delà la philosophie grecque, cette supériorité quasi providentielle se transmet à toute la pensée occidentale, issue de l'hellénisme. 1. Early greek philosophy, 3e éd., Londres, 1920, p. v. L'ouvrage a été traduit en fran çais sous le titre : L'aurore de la philosophie grecque. 2. On trouve encore cette interprétation chez Bruno Snklx, dont la perspective, pourtant, est historique. Cf. Die Entdeckung des Geistes. Studien zur Entstehung des europaischen Denkens bei den Griechen, Hambourg, 1948. 3. Greek philosophy from Thaïes to Plato, Londres, 1914, p. 10. Comme l'écrit Mlle Cl émence Ramnoux, la physique ionienne, selon Burnet, sauve l'Europe de l'esprit religieux d'Orient : c'est le Marathon de la vie spirituelle ( « Les interprétations modernes d'Anaximandre », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 3, juil.-sept. 1954). 183

ANNALES

Au cours des cinquante dernières années, cependant, la confiance de l'Occi denten ce monopole de la Raison a été entamée. La crise de la physique et de la science contemporaines a ébranlé les fondements, — qu'on croyait définitifs, — de la logique classique. Le contact avec les grandes civilisations spirituellement différentes de la nôtre, comme l'Inde et la Chine, a fait éclater le cadre de l'humanisme traditionnel. L'Occident ne peut plus aujourd'hui prendre sa pensée pour la pensée, ni saluer dans l'aurore de la philosophie grecque le lever du soleil de l'Esprit. La pensée rationnelle, dans le temps qu'elle s'inquiète de son avenir et qu'elle met en question ses principes, se tourne vers ses origines ; elle interroge son passé pour se situer, pour se comprendre historiquement. Deux dates jalonnent cet effort. En 1912, Cornford publie From religion to philosophy, où il tente, pour la première fois, de préciser le lien qui unit la pensée religieuse et les débuts de la connaissance rationnelle. Il ne revien dra ce problème que beaucoup plus tard, au soir de sa vie. Et c'est en 1952 à — neuf ans après sa mort — que paraissent, groupées sous le titre Principium sapientiae. The origins of greek philosophical thought, les pages où il établit l'origine mythique et rituelle de la première philosophie grecque. Contre Burnet, Cornford montre que la « physique » ionienne n'a rien de commun avec ce que nous appelons science ; elle ignore tout de l'expér imentation ; elle n'est pas non plus le produit de l'intelligence observant directement la nature. Elle transpose, dans une forme laïcisée et sur un plan de pensée plus abstraite, le système de représentation que la religion a éla boré. Les cosmologies des philosophes reprennent et prolongent les mythes cosmogoniques. Elles apportent une réponse au même type de question : comment un monde ordonné a-t-il pu émerger du chaos ? Elles utilisent un matériel conceptuel analogue : derrière les « éléments » des Ioniens, se prof ile la figure d'anciennes divinités de la mythologie. En devenant « nature », les éléments ont dépouillé l'aspect de dieux individualisés ; mais ils restent es puissances actives, animées et impérissables, encore senties comme divines. Le monde d'Homère s'ordonnait par une répartition entre les dieux des domaines et des honneurs : à Zeus, le ciel « éthéré » (aithèr, le feu) ; à Hadès, l'ombre « brumeuse » (aèr, l'air) ; à Poseidon la mer; à tous les trois en commun, Gaia, la terre, où vivent et meurent les hommes 1. Le cosmos des Ioniens s'organise par une division des provinces, une répartition des sai sons entre des puissances opposées qui s'équilibrent réciproquement. Il ne s'agit pas d'une analogie vague. Entre la philosophie d'un Anaximandre et la Théogonie d'un poète inspiré comme Hésiode, Cornford montre que les structures se correspondent jusque dans le détail 2. Bien plus, le 1. Iliade, XV, 189-194. 2. Principium sapientiae, p. 150 à 224. La démonstration est reprise par G. Thomson, Studies in ancient greek society, Vol. П, The first philosophers, Londres, 1955, p. 140 à 172. 184

DU MYTHE A LA RAISON processus d'élaboration conceptuelle qui aboutit à la construction natural iste philosophe est déjà à l'œuvre dans l'hymne religieux de gloire à du Zeus que célèbre le poème hésiodique. Le même thème mythique de mise en. ordre du monde s'y répète en effet sous deux formes qui traduisent des niveaux différents d'abstraction. Dans une première version, le récit met en scène les aventures de person» nages divins 1 : Zeus lutte pour la souveraineté contre Typhon, dragon aux mille voix, puissance de confusion et de désordre. Zeus tue le monstre, dont le cadavre donne naissance aux vents qui soufflent dans l'espace séparant le ciel de la terre. Puis, pressé par les dieux de prendre le pouvoir et le trône des immortels, Zeu? répartit entre eux les « honneurs ». Sous cette forme, le mythe reste très proche du drame rituel dont il est l'illustration, et dont on trouverait le modèle dans la fête royale de création de la Nouvelle Année, au mois Nisan, à Babylone 2. A la fin d'un cycle temporel, — une grande année, — le roi doit réaffirmer sa puissance de souveraineté, mise en question en ce tournant du temps où le monde revient à son point de départ 8. L'épreuve et la victoire royales, rituellement mimées par une lutte contre un dragon, ont la valeur d'une recréation de l'ordre cosmique, saisonnier, sociaL Le roi est au centre du monde, comme il est au centre de son peuple. Chaque année, il répète l'exploit accompli par Marduk et que célèbre un hymne, VEnuma élis, chanté au quatrième jour de la fête : la victoire du dieu sur Tiamat, monstre femelle, incarnant les puissances de désordre, le retour à l'informe, le chaos. Proclamé roi des dieux, Marduk tue Tiamat, avec l'aide des vents qui s'engouffrent à l'intérieur du monstre. La bête morte, Marduk l'ouvre en deux comme une huître, en jette une moitié en l'air et l'immobilise pour former le ciel. Il règle alors la place et le mouvement des astres, fixe l'année

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