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Commentaire composé sur un extrait de " La Religieuse " de Diderot

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Par   •  18 Mai 2018  •  Commentaire de texte  •  3 926 Mots (16 Pages)  •  3 650 Vues

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Proposition de correction au commentaire composé (DS1, sur table)

        En 1751, dans un des articles de L'Encyclopédie, Diderot loue les pouvoirs de la "saine philosophie, dont les lumières se répandent partout", et souhaite qu'elle puisse pénétrer "un peu plus avant dans nos cloîtres". Comme l'écrit Christophe Martin dans son commentaire sur La Religieuse (édition Gallimard, 2010), " Ecrire [un tel roman], c'est bien "porter le flambeau au fond de la caverne" - pour reprendre une expression de Diderot lui-même - et jeter une lumière crue sur l'obscurité propre aux couvents" (p. 48).

        L'extrait offert à notre étude a pour cadre le couvent de Longchamp, où, après la mort de la "bonne" Madame de Moni, la terrible soeur Christine devient mère supérieure. La malheureuse Suzanne subit les pires sévices, les humiliations et les attaques les plus dégradantes ; elle devient également l'objet de la rumeur, des médisances ; et de nombreuses soeurs, passives et trop crédules, la prennent pour une créature satanique.

        Diderot suggère ainsi habilement que la "névrose" propre aux couvents - pour reprendre un terme de Robert Mauzzi dans la préface de La Religieuse aux éditions Gallimard - attaque les forces rationnelles des "têtes faibles". A l'inverse de ce troupeau de soeurs superstitieuses et hystériques, Suzanne fait preuve, dans cet extrait comme dans de très nombreux passages du roman, d'un calme et d'une logique remarquables : placidité et déduction qui concernent tout autant la Suzanne mémorialiste que la Suzanne protagoniste. Et pourtant, nous verrons également que la projection de fantasmes sexuels sur l'héroïne perturbe son assurance et sa logique.

        L'anecdote rapportée par Suzanne dans cet extrait met en lumière le comportement hystérique et obscurantiste d'une religieuse parmi tant d'autres, d'autant plus fragile qu'elle est très jeune ("une des plus jeunes", l. 8). Les "têtes faibles" des soeurs - le lecteur sent la présence du "istae" latin si dépréciatif derrière les "celles-là" de la ligne 3 - ne sont pas éclairées par les lumières de la raison, mais embrumées par les vapeurs délétères d'une imagination hystérique. Les verbes utilisés par Suzanne - et derrière elle, Diderot, le "Prométhée des Lumières" selon Michelet - relèvent tous de l'irrationalité la plus pure et la plus inquiétante : le terme "croyaient" révèle la crédulité des soeurs (l. 3) - elles se contentent de donner foi à une rumeur, sans la passer par l'étamine de leur raison ; le verbe employé négativement "n'osaient" (l. 3) souligne leur peur incessante - on est bien loin du "sapere aude" revendiqué par Kant dans son texte intitulé "Qu'est-ce que les Lumières ?" ; l'expression "me voyaient dans leur imagination troublée" prouve que leurs fantasmes sataniques font écran entre leur esprit perverti et la réalité. Dans son essai intitulé Sur les femmes (1772), Diderot écrit : "La femme porte au-dedans d'elle-même un organe susceptible de spasmes terribles, disposant d'elle, et suscitant dans son imagination des fantômes de toute espèce". Les convulsions des différents utérus viendraient traduire en termes corporels les paroles maléfiques et perfides de la mère Christine ; le "on" anonyme et menaçant, si souvent utilisé sous la plume de Suzanne pour décrire ses ennemi(e)s, viendrait ainsi pervertir l'imagination des soeurs, dont l'esprit détraqué serait incapable de voir la vérité. La "figure hideuse" de Suzanne (l. 5) n'existe pas réellement, même si les mauvais traitement imposés à la protagoniste ont pu nuire à sa beauté, mais elle est bien le signe d'un fantasme projeté par l'esprit torturé des "têtes faibles" sur la malheureuse héroïne. Il peut d'ailleurs être intéressant de comparer cette scène et celle de la religieuse folle, contemplée par la protagoniste  lors de son séjour à Sainte-Marie : cette vision terrible ne fut pas le fruit de l'imagination déréglée de Suzanne, mais bien la contemplation de la stricte réalité, pressentie comme l'annonce du destin funeste de l'héroïne. Deux usages de l'imagination se donneraient ainsi à lire dans La Religieuse : le premier, celui de Suzanne, se rattacherait à un usage éclairé de l'esprit humain, tandis que le second, celui des "têtes faibles", relèverait davantage du fantasme que de la saine imagination ; une image morte, stérile et coupée de la sensation ferait écran entre la raison et le monde réel. La fuite éperdue des religieuses, leur signe de croix automatique et leur recours enfantin à Satan ou à Dieu (l. 5-7) ne sont pas les signes d'un véritable christianisme selon Suzanne - et Diderot derrière elle - mais plutôt les indices d'une dangereuse superstition. Né de la jonction de deux termes latins - "super" signifiant "au-dessus" et "stare" voulant dire "se tenir" - le terme superstition établit une lien de causalité faussée entre deux éléments que la saine raison déclarerait éloignés. Un chat noir traverse-t-il la rue ? Un malheur est prêt à s'abattre sur celui qui l'a vu. Quel lien de causalité entre le chat et le malheur ? Aucun, ne cesseraient de clamer les philosophes des Lumières. Une femme semble avoir la "figure hideuse" ? Elle est forcément possédée par Satan, affirment les soeurs hystériques. Nullement, semble vouloir dire Suzanne, dont le calme et la logique forcent l'admiration du lecteur. Précisons que là où la protagoniste dénonce la superstition liée au diable, Diderot, en parfait athée, voit une superstition dans l'affirmation de Satan et de Dieu lui-même.

        La dénonciation rationnelle de Suzanne est d'autant plus efficace que la narratrice se concentre sur les gestes et la posture de l'"une des plus jeunes" religieuses (l. 8). Comme l'écrit Dominique Jullien dans un article intitulé "Locus hystericus : l'image du couvent dans La Religieuse de Diderot", le couvent est "un lieu de minorité artificielle et permanente, un lieu où la croissance de l'être humain est stoppée" (p. 134). La jeunesse de cette religieuse en fait une victime de l'hystérie, d'autant plus fragile que sa raison n'a guère eu le temps ou l'occasion de se former. La superstition attaque ainsi toutes les facultés rationnelles de la malheureuse. La "frayeur la plus terrible" (l. 10) - terme beaucoup plus fort que la peur - s'empare de son esprit et la fait divaguer. Le superlatif utilisé par la narratrice crée presque un paradoxe : la frayeur de la soeur est tellement forte qu'elle pourrait presque faire peur à Suzanne elle-même (mais cela serait oublier son calme le plus absolu). Ses facultés d'élocution sont également mises à mal : elle "marmott(e) d'une voix tremblante" (l. 11) ; la superstition attaque également sa syntaxe et elle ne profère plus qu'une litanie incohérente de puissances transcendantes : "Mon Dieu ! mon Dieu ! Jésus ! Marie ! Jésus ! Marie !" (l. 12). Ces formules incantatoires pathétiques et son inconstance s'opposent avec force à la calme tranquillité de Suzanne : "Cependant j'avançais" (l. 13). Comme un très jeune enfant qui cherche à atténuer sa peur en se détournant de l'objet effrayant, la religieuse se tourne vers le mur pour ne pas voir Suzanne. D'un imparfait de description, le récit glisse vers un habile présent de narration : "d'abord elle se tourna le visage contre le mur" (l. 10-11) ; "elle se couvre le visage de ses deux mains de peur de me voir" (l. 14-15). Puis la jeune soeur ne maîtrise plus ni son corps ni sa voix, comme l'indiquent les verbes choisis par Suzanne pour la décrire : "s'élance" (l. 15), "se précipite avec violence" (l. 15), "s'écrie" (l. 16). La névrose née de la superstition a tellement entamé ses facultés rationnelles qu'elle prend son bourreau - ou tout du moins celle qu'elle considère être son bourreau - comme son sauveur. Après avoir cherché à fuir la présence de Suzanne, elle se précipite "entre (s)es bras" (l. 16) ; la protagoniste est censée lui vouloir du mal, mais la jeune soeur lui demande son aide et réclame sa pitié : "Miséricorde" (l. 16) ; "ayez pitié de moi" (l. 18). Son incohérence est telle qu'elle voit en la supposée possédée une véritable "sainte" (l. 18). L'exclamation "ayez pitié de moi" (l. 18) n'est pas sans rappeler une adresse au Seigneur, qui a pitié de ses créatures. La dénonciation de la superstition et des névroses propres au couvent passe par une mise en lumière des multiples confusions que l'hystérie fait naître dans le corps de cette malheureuse religieuse. Son incohérence est telle qu'elle n'a besoin d'aucun bourreau pour tomber en syncope, toute seule, sur le sol : "et en disant ces mots la voilà qui tombe renversée à moitié morte sur le carreau" (l. 19-20). La très rationnelle Suzanne ne se prive d'ailleurs pas d'une certaine forme de moquerie, traduite par la familiarité des expressions "la voilà qui.. " et "à moitié morte". La jeune "tête faible", dont la raison chancelante est finalement terrassée, se trouve réifiée, emportée comme un paquet : "on l'emporte" (l. 20). L'esprit et le corps de la malheureuse se trouvent scindés... Or, l'étymologie grecque du terme "diable" ne signifie-t-elle pas "qui est jeté de deux côtés" (dia et ballein) ? Les soeurs ont accusé Suzanne d'être une créature diabolique, mais la scission n'est pas du côté que l'on croit : aux esprits échauffés, enflammés, scindés par la superstition, Diderot oppose la démarche calme et rationnelle de la double Suzanne, narratrice et protagoniste.

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