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Marcel Gauchet : la joie d'apprendre

Fiche : Marcel Gauchet : la joie d'apprendre. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoires

Par   •  28 Juillet 2015  •  Fiche  •  1 514 Mots (7 Pages)  •  869 Vues

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Débats

Publié le 27/11/2008 N°1889 Le Point

Marcel Gauchet : la joie d'apprendre

Notre société de la connaissance n'aime plus la connaissance. Le savoir est partout mais il est destitué. Les experts qui se chamaillent au chevet de l'école ignorent ce mouvement anthropologique profond. Pour Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, ce sont les « Conditions de l'éducation » (1) elles-mêmes qui sont menacées.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Le Point : Vous évoquez le danger d’une éducation sans société. Mais ne va-t-on pas plutôt vers une société sans éducation, en tout cas sans école, c'est-à-dire, selon votre définition, une société qui n'en serait pas vraiment une ?

Marcel Gauchet : Vous mettez le doigt sur la contradiction dans laquelle nous sommes. D'un côté, aucune société ne demande plus à l'école que la nôtre. On la veut omnipotente en matière de socialisation des enfants, d'établissement de la justice sociale et de fabrication d'un avenir meilleur : l'école, c'est le laboratoire de l'utopie sociale. Mais, en même temps, nous lui refusons inconsciemment, collectivement, les moyens de fonctionner comme une institution. Nous sapons les conditions de possibilité de l'éducation.

Vous pointez un phénomène angoissant et peu remarqué qui est la disparition de la « libido sciendi », cette joie du savoir qui caractérisait même les jeunes qui prétendaient mettre à bas l'école de papa. Comment l'expliquez-vous ?

C'est l'un des événements anthropologiques majeurs des dernières décennies. En premier lieu, il s'explique par le fait que nous avons cessé de croire au caractère humanisant du savoir. Depuis le XVe siècle, l'humanisme moderne est fondé sur l'idée que la dignité de l'homme s'établit au travers de la connaissance. Pour devenir un humain complet, accéder à la sagesse et à l'usage réglé de sa raison, il faut se cultiver, pas seulement par l'acquisition de connaissances, mais aussi par celle de la civilité. Les humanistes accordent une très grande importance aux manières, aux moeurs. Or nous devons constater la mort clinique de cette tradition occidentale, tombée sous les coups de l'individualisation, dans la nouvelle acception de ce terme : on est homme d'abord et en naissant l'humanité vous est donnée, elle n'est pas à conquérir. On naît individu-le savoir vous enrichit mais ne change rien à votre humanité. En clair, l'individualisation a frappé d'obsolescence l'humanisme moderne dans sa philosophie la plus fondamentale.

C'est peut-être pire encore. On dirait parfois que la culture n'est pas seulement un ornement dispensable mais un frein à l'épanouissement. « Les savoirs étaient libérateurs, ils sont devenus oppresseurs », écrivez-vous.

On touche là à un deuxième phénomène qui se joue dans la société et dans l'image qu'elle a du savoir. Nous sommes sous le coup du désenchantement de la science. C'est la fin du grand rêve révolutionnaire de la maîtrise par l'homme de son destin. La science nous permettait de prendre en main ce qui nous avait échappé jusque-là pour édifier une société juste et plus encore maîtrisée. Elle demeure utile mais elle ne promet plus cette intelligibilité dernière dont elle a arraché le monopole à l'Eglise. Certes, il n'y a plus de pouvoir des curés, mais il n'y a plus de pouvoir de la science non plus. Elle était émancipatoire, elle ne l'est plus. Non seulement elle est « emmerdatoire », mais elle est dangereuse : tous ces types avec leurs OGM et leurs centrales nucléaires ne nous promettent que des lendemains qui déchantent.

En somme, avec l'humanisme, c'est l'homme moderne, cet individu pour qui la raison et la connaissance étaient constitutives, qui vacille sur ses bases.

Nous arrivons à un troisième phénomène, plus mystérieux encore mais décisif pour les enfants, qui est l'évolution du statut de la connaissance. Ce qui était essentiellement intérieur est passé à l'extérieur. Savoir, c'était acquérir un bagage raisonné en s'organisant l'esprit en même temps. Le savant disposait d'un capital intériorisé qui le rendait remarquable. Il en a dans la tête, disait la formule populaire. Aujourd'hui, on dit que ça prend la tête. Les nouvelles technologies de l'information et de la communication, les NTIC, comme on dit, montrent bien que le savoir relève d'un environnement technique dont il convient seulement de trouver l'accès et le mode d'emploi. L'enfant se moque de comprendre des opérations qu'une machine accomplit très bien. Cette extériorisation du savoir a changé l'appétence pour lui. D'où l'ambiguïté d'Internet : les parents ne comprennent pas pourquoi leurs gosses passent des heures devant l'ordinateur sans rien apprendre. La réponse est simple : ce n'est pas ce qu'ils cherchent.

Mais que répondez-vous par exemple à Emmanuel Todd, qui, courbes démographiques à l'appui, pense que ça ne va pas si mal, et plus encore aux « niveau-montistes », qui prétendent prouver que tout va de mieux en mieux ?

L'alphabétisation progresse, c'est indéniable et c'est tant mieux. Le niveau global de l'humanité monte. L'accès à l'information s'est considérablement élargi, de même que la possibilité d'entrer en contact avec son prochain. Tout cela est bel et bon mais n'a pas grand-chose à voir avec l'acquisition de savoirs méthodiques et encore moins avec la recherche d'une intelligibilité du monde dans lequel on vit.

Diriez-vous qu'une société qui tient ainsi la connaissance à distance forme des barbares ?

Le terme de barbare a quelque chose de trompeur, car il évoque un passé brutal qui n'est nullement à l'ordre du jour. Or on a affaire à des gens qui ont passé quinze à vingt ans dans des établissements d'enseignement ; cela laisse des traces même si ce ne sont pas celles qu'on voudrait. Ils ont acquis des valeurs sociales, pas forcément par l'école et la famille, mais par les copains,

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