Je l'Aimais - Anna Gavalda
Note de Recherches : Je l'Aimais - Anna Gavalda. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoirestu reviendras. — Je n’ai pas envie d’aller chez moi. — Alors n’y va pas. On se débrouillera sur place. — Mais vous ne... — Chloé, Chloé, s’il te plaît... Fais-moi confiance. 7
Ma belle-mère protestait encore : — Mais enfin ! Vous n’allez pas réveiller les petites maintenant quand même ! La maison n’est même pas chauffée ! Il n’y a rien là-bas ! Il n’y a rien pour elles. Elles... Il s’était levé. *
Marion dort dans son siège auto, le pouce au bord des lèvres. Lucie est roulée en boule à côté. Je regarde mon beau-père. Il se tient droit. Ses mains agrippent le volant. Il n’a pas dit un seul mot depuis que nous sommes partis. Je vois son profil quand nous croisons les feux d’une autre voiture. Je crois qu’il est aussi malheureux que moi. Qu’il est fatigué. Qu’il est déçu. Il sent mon regard : — Pourquoi tu ne dors pas ? Tu devrais dormir tu sais, tu devrais abaisser ton siège et t’endormir. La route est encore longue... — Je ne peux pas, je lui réponds, je veille sur vous. Il me sourit. C’est à peine un sourire. — Non.., c’est moi. Et nous retournons dans nos pensées. Et je pleure derrière mes mains.
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Nous sommes garés devant une station-service. Je profite de son absence pour interroger mon portable. Aucun message. Bien sûr. Suis-je bête. Suis-je bête... J’allume la radio, je l’éteins. Il revient. — Tu veux y aller ? Tu veux quelque chose ? J’acquiesce. Je me trompe de bouton, mon gobelet se remplit d’un liquide écœurant que je jette aussitôt. Dans la boutique, j’achète un paquet de couches pour Lucie et une brosse à dents pour moi. Il refuse de démarrer tant que je n’ai pas baissé mon dossier. *
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J’ai rouvert les yeux quand il a coupé le moteur. — Ne bouge pas. Reste là avec les filles tant qu’il fait encore chaud. Je vais brancher les radiateurs électriques dans votre chambre. Je reviendrai vous chercher. Encore prié mon portable. A quatre heures du matin... Suis-je bête.
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Impossible de me rendormir. Nous sommes toutes les trois couchées dans le lit de la grand-mère d’Adrien. Celui qui grince affreusement. C’était le nôtre. Nous faisions l’amour en remuant le moins possible. Toute la maison savait quand vous bougiez un bras ou une jambe. Je me souviens des sous-entendus de Christine lorsque nous étions descendus le premier matin. Nous rougissions au-dessus de nos bols et nous nous tenions la main sous la table. Nous avions retenu la leçon. Nous nous prenions le plus discrètement du monde. Je sais qu’il va revenir dans ce lit avec une autre que moi, et qu’avec elle aussi, il soulèvera ce gros matelas et le jettera par terre quand ils n’en pourront plus.
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C’est Marion qui nous réveille. Elle fait courir sa poupée sur l’édredon en racontant une histoire de sucettes envolées. Lucie touche mes cils : « Tes yeux sont tout collés. » Nous nous habillons sous les draps parce qu’il fait trop froid dans la chambre. Le lit qui gémit les fait rire. Mon beau-père a allumé un feu dans la cuisine. Je l’aperçois au fond du jardin qui cherche des bûches sous l’appentis. C’est la première fois que je me retrouve seule avec lui. Je ne me suis jamais sentie à l’aise en sa compagnie. Trop distant. Trop mutique. Et puis tout ce qu’Adrien m’en a dit, la difficulté de grandir sous son regard, sa dureté, ses colères, les galères de l’école. Pareil avec Suzanne. Je n’ai jamais rien vu d’affectueux entre eux. « Pierre n’est pas très démonstratif, mais je sais ce qu’il éprouve pour moi », m’avait-elle confié un jour alors que nous parlions d’amour en équeutant les haricots. 13
Je hochais la tête mais je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas cet homme qui s’économisait et réfrénait ses élans. Ne rien montrer de peur de se sentir affaibli, je n’ai jamais pu comprendre ça. Chez moi, on se touche et on s’embrasse comme on respire. Je me souviens d’une soirée houleuse dans cette cuisine... Ma belle-soeur Christine se plaignait des profs de ses enfants, les disait incompétents et bornés. De là, la conversation avait glissé sur l’éducation en général et puis la leur en particulier. Et le vent avait tourné. Insidieusement. La cuisine s’était transformée en tribunal. Adrien et sa soeur en procureurs, et, dans le box des accusés, leur père. Quels moments pénibles... Si encore la marmite avait explosé, mais non. Les aigreurs avaient été refoulées et l’on avait évité le gros clash en se contentant de lancer quelques piques assassines. Comme toujours. Comment cela eût-il été possible de toute façon ? Mon beau-père refusait de descendre dans l’arène. Il écoutait les remarques acerbes de ses enfants sans jamais y répondre. « Vos critiques glissent sur moi comme sur les plumes d’un canard », concluait-il toujours en souriant et avant de prendre congé. Cette fois pourtant, la discussion avait été plus âpre. Je revois encore son visage crispé, ses mains refermées sur la carafe d’eau comme s’il avait voulu la briser sous nos yeux.
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J’imaginais toutes ces paroles qu’il ne prononcerait jamais et j’essayais de comprendre. Que saisissait-il exactement ? A quoi pensait-il quand il était seul ? Et comment était-il dans l’intimité ? En désespoir de cause, Christine s’était tournée vers moi : — Et toi, Chloé, qu’est-ce que tu dis de tout ça ? J’étais fatiguée, je voulais que cette soirée se termine. J’en avais eu ma dose de leurs histoires de famille. — Moi.., avais-je ajouté pensive, moi, je crois que Pierre ne vit pas parmi nous, je veux dire pas vraiment, je crois que c’est une espèce de Martien perdu dans la famille Dippel... Les autres avaient haussé les épaules et s’étaient détournés. Mais pas lui. Lui avait relâché la carafe et son visage s’était ouvert pour me sourire. C’était la première fois que je le voyais sourire de cette manière. La dernière aussi peut-être. Il me semble qu’une certaine complicité est née ce soir-là... Quelque chose de très ténu. J’avais essayé de le défendre comme je pouvais, mon drôle de Martien aux cheveux gris qui s’avance maintenant vers la porte de la cuisine en poussant devant lui une brouette pleine de bois. * — Ça va ? Tu n’as pas froid ? — Ça va, ça va, je vous remercie. — Et les petites ? 15
— Elles regardent leurs dessins animés. — Il y a des dessins animés à cette heure-là ? — Pendant les vacances scolaires, il y en a tous les matins. — Ah... parfait. Tu as trouvé le café ? — Oui, oui, merci. — Et toi, Chloé ? A propos de vacances, tu ne dois pas... — Appeler ma boîte ? — Oui, enfin, je n’en sais rien. — Si, si, je vais le faire, je... Je me suis remise à pleurer. Mon beau-père abaissé les yeux. Il enlevait ses gants. — Excuse-moi, je me mêle de ce qui ne me regarde pas. — Non, non, c’est pas ça, c’est juste que... Je me sens perdue. Je suis complètement perdue... Je... vous avez raison, je vais appeler mon chef. — Qui est-ce, ton chef ? — Une amie, enfin je crois, je vais voir... J’ai attaché mes cheveux avec un vieux chouchou de Lucie qui traînait dans ma poche. — Tu n’as qu’à lui dire que tu prends quelques jours de repos pour t’occuper de ton vieux beau-père acariâtre.., suggéra-t-il. — Oui... Je vais dire acariâtre et impotent. Ça fait plus sérieux. Il souriait en soufflant sur sa tasse. Laure n’était pas là. J’ai bafouillé trois mots à son assistante qui avait un appel sur l’autre ligne. Aussi appelé chez moi. Composé le code du répondeur. Des messages sans importance. 16
Qu’allais-je donc imaginer ? Et de nouveau, les larmes sont venues. Mon beaupère est entré et reparti aussitôt. Je me disais : « Allez, il faut pleurer une bonne fois pour toutes. Tarir les larmes, presser l’éponge, essorer ce grand corps triste et puis tourner la page. Penser à autre chose. Mettre un pied devant l’autre et tout recommencer. » On me l’a dit cent fois. Mais pense à autre chose. La vie continue. Pense à tes filles. Tu n’as pas le droit de te laisser aller. Secoue-toi. Oui, je sais, je le sais bien, mais comprenez-moi je n’y arrive pas. D’abord qu’est-ce que ça veut dire, vivre ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Mes enfants, mais qu’ai-je à leur offrir ? Une maman qui boite ? Un monde à l’envers ? Je veux bien me lever le matin, m’habiller, me nourrir, les habiller, les nourrir, tenir jusqu’au soir et les coucher en les embrassant. Je peux le faire. Tout le monde peut. Mais pas plus. De grâce. Pas plus. — Maman ! — Oui, ai-je répondu en me mouchant dans ma manche. — Maman ! — Je suis là, je suis là... Lucie se tenait devant moi, en chemise de nuit sous son manteau. Elle faisait tourner sa Barbie en la tenant par les cheveux. — Tu sais ce qu’il a dit Papy ? 17
— Non ? — Il a dit qu’on irait manger au McDonald’s. — Je ne te crois pas, ai-je répondu. — Eh bien si, c’est vrai ! C’est même lui qui nous l’a dit. — Quand ? — Tout à l’heure. — Mais je croyais qu’il détestait ça le McDo... — Nan, il déteste pas ça. Il a dit qu’on ferait les courses et qu’après, on irait tous au McDonald’s, même toi, même Marion, même moi et même lui ! Elle a pris ma main pendant que nous montions les escaliers. — Tu sais que j’en ai presque pas des habits ici. On les a tous
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