Coco de guy de Maupassant
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Quand Zidore le menait à l’herbe, il lui fallait tirer sur la corde, tant la bête allait lentement ; et le gars, courbé, haletant, jurait contre elle, s’exaspérant d’avoir à soigner cette vieille rosse. Les gens de la ferme, voyant cette colère du goujat contre Coco, s’en amusaient, parlaient sans cesse du cheval à Zidore, pour exaspérer le gamin. Ses camarades le plaisantaient. On l’appelait dans le village Coco-Zidore. Le gars rageait, sentant naître en lui le désir de se venger du cheval. C’était un maigre enfant haut sur jambes, très sale, coiffé de cheveux roux, épais, durs et hérissés. Il semblait stupide, parlait en bégayant, avec une peine infinie, comme si les idées n’eussent pu se former dans son âme épaisse de brute. Depuis longtemps déjà, il s’étonnait qu’on gardât Coco, s’indignant de voir perdre du bien pour cette bête inutile. Du moment qu’elle ne travaillait plus, il lui semblait injuste de la nourrir, il lui semblait révoltant de gaspiller de l’avoine, de l’avoine qui coûtait si cher, pour ce bidet paralysé. Et souvent même, malgré les ordres de maître Lucas, il économisait sur la nourriture du cheval, ne lui versant qu’une demi-mesure, ménageant sa litière et son foin. Et une haine grandissait en son esprit confus d’enfant, une haine de paysan rapace, de paysan sournois, féroce, brutal et lâche.
Lorsque revint l’été, il lui fallut aller remuer (2) la bête dans sa côte. C’était loin. Le goujat, plus furieux chaque matin, partait de son pas lourd à travers les blés. Les hommes qui travaillaient dans les terres lui criaient, par plaisanterie – Hé Zidore ; tu f’ras mes compliments à Coco. Il ne répondait point ; mais il cassait, en passant, une baguette dans une haie et, dès qu’il avait déplacé l’attache du vieux cheval, il le laissait se remettre à brouter ; puis, approchant traîtreusement, il lui cinglait les jarrets. L’animal essayait de fuir, de ruer, d’échapper aux coups, et il tournait au bout de sa corde comme s’il eût été enfermé dans une piste. Et le gars le frappait avec rage, courant derrière, acharné, les dents serrées par la colère. Puis il s’en allait lentement, sans se retourner, tandis que le cheval le regardait partir de son œil de vieux, les côtes saillantes, essoufflé d’avoir trotté. Et il ne rebaissait vers l’herbe sa tête osseuse et blanche qu’après avoir vu disparaître au loin la blouse bleue du jeune paysan. Comme les nuits étaient chaudes, on laissait maintenant Coco coucher dehors, là-bas, au bord de la ravine, derrière le bois. Zidore seul allait le voir. L’enfant s’amusait encore à lui jeter des pierres. Il s’asseyait à dix pas de lui, sur un talus, et il restait là une demi-heure, lançant de temps en temps un caillou tranchant au bidet, qui demeurait debout, enchaîné devant son ennemi, et le regardant sans cesse, sans oser paître avant qu’il fût reparti. Mais toujours cette pensée restait plantée dans l’esprit du goujat : « Pourquoi nourrir ce cheval qui ne faisait plus rien ? » Il lui semblait que cette misérable rosse volait le manger des autres, volait l’avoir des hommes, le bien du bon Dieu, le volait même aussi, lui, Zidore, qui travaillait. Alors, peu à peu, chaque jour, le gars diminua la bande de pâturage qu’il lui donnait en avançant le piquet de bois où était fixée la corde. La bête jeûnait, maigrissait, dépérissait. Trop faible pour casser son attache, elle tendait la tête vers la grande herbe verte et luisante, si proche, et dont l’odeur lui venait sans qu’elle y pût toucher. Mais, un matin, Zidore eut une idée : c’était de ne plus remuer Coco. Il en avait assez d’aller si loin pour cette carcasse. Il vint cependant, pour savourer sa vengeance. La bête inquiète le regardait. Il ne la battit pas ce jour-là. Il tournait autour, les mains dans les poches. Même il fit mine de la changer de place, mais il renfonça le piquet juste dans le même trou, et il s’en alla, enchanté de son invention. Le cheval, le voyant partir, hennit pour le rappeler ; mais le goujat se mit à courir, le laissant seul, tout seul dans son vallon, bien attaché, et sans un brin d’herbe à portée de la mâchoire. Affamé, il essaya d’atteindre la grasse verdure qu’il touchait du bout de ses naseaux. Il se mit sur les genoux, tendant le cou, allongeant ses grandes lèvres baveuses. Ce fut en vain. Tout le jour, elle s’épuisa, la vieille bête, en efforts inutiles, en efforts terribles. La faim la dévorait, rendue plus affreuse par la vue de toute la verte nourriture qui s’étendait par l’horizon. Le goujat ne revint point ce jour-là. Il vagabonda par les bois pour chercher des nids.
Il reparut le lendemain. Coco, exténué, s’était couché. Il se leva en apercevant l’enfant, attendant, enfin, d’être changé de place. Mais le petit paysan ne toucha même pas au maillet jeté dans l’herbe. Il s’approcha, regarda l’animal, lui lança dans le nez une motte de terre qui s’écrasa sur le poil blanc, et il repartit en sifflant.
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