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L'Art Repond-Il A Un Besoin?

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n confort. L'homme fabrique des objets parce qu'ils lui facilitent la vie ou parce qu'ils la rendent plus agréable, en sorte qu'un objet se définit toujours par sa fonction, c'est-à-dire son usage, en d'autres termes l'utilité qu'il a pour nous : le propre d'un objet d'usage, c'est de répondre à un besoin. De ce point de vue, les œuvres d'art semblent constituer une exception : un marteau sert à enfoncer un clou, qui sert à fixer la planche, qui sert à construire le toit, qui sert à nous protéger de la pluie, de la nuit et du froid, alors que l'œuvre d'art « ne sert à rien », elle ne peut être ramenée, médiatement ou immédiatement, à aucun des besoins du corps.

2. Différence entre la création et la fabrication

Ce qu'il faut alors remarquer, c'est que cette différence de statut semble être, en première analyse, le fruit d'une différence dans les modes de production. L'artiste crée une œuvre d'art et l'artisan fabrique un objet d'usage. Alors que l'habileté constitue la limite supérieure de la production, elle est la limite inférieure de la création d'une œuvre qui ne manifesterait que de l'adresse, de l'ingéniosité, du savoir-faire et la maîtrise des « règles de l'art » par son créateur ; alors celle-là ne s'imposerait pas comme œuvre d'art (on ne demande pas simplement à un tableau d'être bien peint). Il faut même aller plus loin : la création artistique n'est pas normée, si l'on entend par une telle norme une forme déjà existante, sur laquelle se réglerait l'artiste, et voilà sans nul doute ce qui assure à la création sa différence d'avec la production. Comme le rappelait saint Augustin, le menuisier a en tête une idée du coffre avant même de le fabriquer : la fabrication est toujours guidée par une forme qui lui préexiste, elle est également guidée par des règles universelles et nécessaires. Or c'est d'une tout autre manière que la création artistique est normée. Ici, la norme est immanente à la maturation de l'œuvre : alors que le coffre est la matérialisation de l'idée de coffre qu'avait à l'esprit le menuisier avant même de commencer à fabriquer, un tableau n'est pas la réalisation d'un modèle idéal. Par conséquent, un bon artisan n'est pas surpris du résultat de son produit ; l'œuvre au contraire surprend tout spectateur, et la surprise qui accompagne sa venue au monde affecte en premier lieu l'artiste lui-même. Un objet courant est toujours remplaçable de par la modalité même de sa fabrication ; il s'efface derrière son usage, au point que je ne le remarque que lorsque j'ai besoin de lui. L'œuvre d'art en revanche, parce qu'elle est créée et non simplement fabriquée, est une réalité unique, insubstituable et incomparable à quoi que ce soit d'autre qu'elle-même, qui n'est pas au service de l'usage, mais dont tout le sens est de procurer une satisfaction d'ordre esthétique.

3. L'absence de finalité des œuvres

Cette différence, Kant la pense comme celle du beau et de l'agréable : un objet courant peut bien m'apporter un certain plaisir (par exemple parce qu'il remplit bien sa fonction, qu'il est agréable de s'en servir), mais cette satisfaction est toujours le corrélat d'un désir ou d'un besoin. La satisfaction esthétique, quant à elle, est « désintéressée » : elle est éprouvée précisément lorsque ne se pose plus la question de l'utilité ou du service, lorsque l'œuvre ne répond pas à un besoin, que donc elle est irréductible à la propension au bien-être qui est la raison d'être des objets d'usage. Une œuvre d'art « ne sert à rien », elle n'a pas de finalité objective, le plaisir qu'elle procure est gratuit et c'est son inutilité même qui la rend singulièrement étrangère à la réalité quotidienne. Ainsi donc, le plaisir esthétique est indifférent à la réalité qui a suscité l'œuvre (la question de savoir si le paysage représenté sur le tableau existe réellement ne se pose pas), autant qu'à la question du service qui caractérise l'objet d'usage (quand je regarde un château que je trouve beau, je ne me demande pas s'il est commode à habiter ou ruineux en chauffage). Face à une œuvre d'art, je ne me demande ni si elle est vraie, ni si elle est utile : comme le dit Kant, le plaisir esthétique nous offre la « faveur » ou la « grâce » d'un plaisir sans désir, d'un plaisir libéré du désir, si tant est que trouver une statue grecque belle, ce n'est pas pour autant avoir envie de coucher avec la femme qu'elle figure.

II. L'art comme satisfaction d'un besoin spirituel

1. Le cycle de l'objet d'usage

Ce qui caractérise alors notre rapport aux œuvres d'art, c'est qu'elles suscitent en nous une approbation qui n'est pas de l'ordre de l'appropriation : voilà ce qui le distingue radicalement du rapport que nous avons aux objets d'usage. Comme le remarquait Hegel, lorsque j'obtiens quelque chose que je désire, ma satisfaction se fait dans la destruction de l'objet désiré : lorsque je mange de la nourriture, je la consomme, et la nourriture désirée est consumée dans sa consommation. Tous les objets qui sont au service de la propension pragmatique sont usés par leur usage : le manteau s'abîme à force d'être porté, la machine tombe en panne et doit être remplacée. Tel est le cycle normal de l'objet : fabrication, consommation, destruction. Les objets qui n'ont de sens que dans leur service doivent être au fur et à mesure et au jour le jour remplacés : s'en servir, c'est toujours finir par les abîmer sans remède (si je dois quotidiennement me soucier de me nourrir, c'est parce que la nourriture d'hier a été détruite dans la digestion et ne saurait me nourrir demain).

2. L'irréductibilité de l'homme à sa corporéité

Le mode d'être des objets d'usage doit donc être ramené à ce qu'ils sont destinés à satisfaire en nous : des désirs dont le corps est le principe. Si je n'avais pas de corps à protéger du froid, il n'y aurait pas de manteau, si je n'avais pas de corps à nourrir, il n'y aurait pas de four, de casseroles, d'assiettes ou de couverts. Or si les besoins sans cesse renouvelés du corps ne sont satisfaits que dans la destruction de l'objet en usage (le corps ne se maintient qu'en détruisant l'objet dont il a besoin), l'œuvre d'art quant à elle est laissée intacte, elle n'est pas détruite, parce que je ne m'en sers pas comme je me sers d'un marteau ou d'une assiette : cela ne signifie pas qu'elle ne sert à rien, mais qu'elle est au service de ce qui en nous n'est pas corporel, à savoir l'esprit. Certes, tous les objets fabriqués par l'homme sont des œuvres de l'esprit (les marteaux ne poussent pas sur les arbres, ils n'existeraient pas sans l'intelligence humaine), mais la plupart sont des créations de l'esprit mises au service du corps et destinées à être détruites dans la consommation. Les œuvres d'art ne satisfont quant à elles aucun besoin

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