Stefan Zweig face à Cicéron, ou la biographie comme miroir de soi
Recherche de Documents : Stefan Zweig face à Cicéron, ou la biographie comme miroir de soi. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoirese…). Cette œuvre, dont une partie a été traduite en français sous le titre LesHeures glorieuses de l’Humanité, rassemble dans sa version allemande définitive quatorze textes, dont chacun traite l’une des heures fatales qui ont marqué à jamais l’histoire du monde. Cicero est l’une de ces quatorze « miniatures historiques », selon les termes-mêmes de Stefan Zweig, dans lesquelles l’auteur cherche à saisir « les instants sublimes » et tragiques, qui, « de manière irrévocable », ont déterminé « le sort de toute l’humanité » (p. 8). Cicero partage avec les treize autres textes du recueil une manifeste indétermination générique, car chacune de ces « miniatures historiques », d’une longueur approximative de vingt-cinq pages, se situe au croisement de la nouvelle et de la biographie.
1Au cours de cette œuvre, Stefan Zweig investit ses propres interrogations, ses doutes et ses angoisses dans la représentation qu’il donne de Cicéron. Relatant la vie de l’orateur romain, il trace en fait son propre portrait, et fait de Cicéron à la fois le premier représentant des valeurs humaines auxquelles il croit, mais également un double de lui-même, dont les idéaux humanistes ont été vaincus par la violence et la force brutale d’un régime dictatorial.
2Il faut d’abord évoquer l’intrigue et les grands traits de l’action de cette nouvelle, toujours inédite en français, et parue uniquement en allemand et en anglais. Plusieurs indices laissés par Stefan Zweig dans son texte permettront de montrer comment s’établit l’analogie entre le philosophe romain de l’Antiquité et l’auteur autrichien du 20e siècle. Cicéron devient alors, sous la plume de Stefan Zweig, unexemplum particulièrement noble pour représenter les valeurs universelles que se doit de défendre tout penseur humaniste, même au cours des périodes les plus sombres de l’Histoire.
Trame narrative et réalité historique
3L’action de cette « heure glorieuse », divisée en huit chapitres, se déroule entre les années 49 et 43 av. J-C.
4Jules César, qui s’est rendu maître de Rome, a poussé l’orateur Cicéron à quitter la vie politique. Cicéron s’adonne alors à la philosophie et à la vie contemplative, jusqu’au jour où César est assassiné. Le penseur tente alors de saisir l’occasion pour rétablir la République romaine, mais il renonce à ce projet face à l’apathie et à la corruption des élites de la nation, qui s’ajoute à la passivité coupable du peuple romain. Déçu, il se retire donc une deuxième fois du monde politique, pour rédiger cette fois son traité Des devoirs – le De Officiis (chapitres I à IV). Cependant, il retourne peu de temps après à Rome car l’ancien consul Antoine, à la tête d’une armée de mercenaires, veut s’emparer du pouvoir. Pour lutter contre cet homme cupide et immoral, Cicéron prononce au Sénat ses quatorze Philippiques, dans lesquelles il attaque violemment Antoine (chapitre V). Ce dernier forme alors une alliance avec ses adversaires, Octave et Lépide, et demande la mort de Cicéron. Le philosophe, qui en est averti, renonce pourtant à fuir et meurt assassiné. Antoine fait alors accrocher la tête et les mains de l’orateur au-dessus des Rostres, les tribunes du Sénat, en guise d’avertissement au peuple romain (chapitres VI à VIII).
5Le synopsis de la miniature historique, ainsi que le détail du texte, révèle une grande part de fidélité, dans le récit de Stefan Zweig, aux sources antiques et historiques. Le schéma de son récit s’inspire surtout des Vies parallèles de Plutarque, en particulier La Vie de Cicéron et La Vie d’Antoine, dont il reprend les principales données chronologiques et nombre de précisions biographiques. Pour relater le passage précis de la mort de Cicéron, Zweig s’est en outre référé au fragment de l’Histoire de Rome de Tite-Live (Ab Vrbe Condita, CXX), qui nous a été transmis par Sénèque le Rhéteur (Suasoriae, VI, 17). Tite-Live propose en effet une description très précise des derniers instants vécus par l’orateur, et Zweig le suit de près en indiquant notamment les dernières paroles que Cicéron adressa à ses esclaves (« Laisse-moi mourir dans ce pays que j'ai sauvé »), et en évoquant le courage de l’orateur face à la mort et le dévouement de ses esclaves.
6Stefan Zweig s’en tient donc apparemment le plus fidèlement possible à la vérité historique, mais ce serait méconnaître le sens profond de l’œuvre que de la considérer comme un simple compte-rendu objectif de la vie de Cicéron.
Cicéron comme portrait de Stefan Zweig
7Il faut d’abord rappeler les circonstances de la création de l’œuvre. D’après les renseignements fournis par le journal intime et la correspondance de Stefan Zweig, on peut établir que l’écriture de Cicero a eu lieu entre le 15 septembre et le 11 octobre 1939. Zweig, qui a fui la dictature nazie et l’Annexion de l’Autriche, est alors en Angleterre, près de Bath et il n’a pas encore quitté Londres pour le Brésil. Sur le plan international, la guerre est déclarée depuis le début du mois de septembre 1939, à la suite de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne.
8On notera en premier lieu la similitude de la situation personnelle des deux écrivains : Stefan Zweig insiste sur le fait que la plupart des événements qu’il relate se déroulent alors que Cicéron a soixante ans. Né en 1881, Stefan Zweig lui-même entame sa cinquante-huitième année lorsqu’il écrit Cicéro. Serge Niémetz, dans sa grande biographie de Stefan Zweig intitulée Stefan Zweig, le voyageur et ses mondes, indique à quel point l’auteur autrichien était profondément angoissé par l’approche du « jour fatal » de sa soixantième année.
9Autre détail biographique sur lequel Zweig s’appesantit : Cicéron vient de se remarier avec une femme plus jeune que lui, Tullia : « Et puis, dernière sagesse, ce sexagénaire commet la plus douce des folies de l’âge, il prend une femme jeune […] pour jouir en artiste de la beauté de la vie, non dans le marbre ou dans les vers, mais sous sa forme la plus sensuelle et la plus séduisante. » (p. 254) Zweig lui-même, deux ans auparavant, a quitté sa femme, Friderieke, pour épouser en 1938 la jeune Charlotte Altmann, qu’il a rencontrée en 1934 alors qu’elle avait 26 ans et que lui en avait 53.
10D’autre part, le récit de Stefan Zweig évoque les nombreuses périodes d’exil que connut Cicéron : « Il a dû fuir en exil, du jour au lendemain, condamné par le sénat et abandonné par le peuple ». « Pour la seconde fois, Marcus Tullius Cicéron a quitté le monde pour fuir dans la solitude » (p. 251-252). Cette situation rappelle les circonstances dans lesquelles Zweig a écrit son œuvre. Exilé à Bath, en Angleterre, il écrit dans ses Journaux le 3 septembre 1939 : « Maintenant commence pour moi une autre vie, j’ai perdu ma liberté et mon indépendance » (1995, p. 396). Son autobiographie, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, montre à quel point le statut d’exilé puis d’apatride a marqué Zweig, toujours en fuite vers de nouvelles terres : « Car retranché de toutes racines, et même de la terre qui avait nourri ces racines, je l’ai été comme peu d’hommes, véritablement, le furent jamais » (2006, p. 8)
11Cette fuite perpétuelle, Zweig la retrouve et la reconnaît en Cicéron : « Dans les derniers mois, Cicéron se cache tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre de ses propriétés à la campagne, repartant toujours dès qu’un danger le menace, mais ne lui échappant jamais totalement. » Zweig mêle au récit biographique la constatation personnelle que lui fournit sa propre expérience : « Et en effet, par deux fois, par trois fois, ce réprouvé semble décidé à prendre la fuite. Il prépare tout, il informe ses amis, il embarque, il se met en route. Mais Cicéron s’arrête toujours au dernier moment ; qui a un jour connu la tristesse de l’exil ressent même dans le danger la volupté de la terre familière et l’indignité d’une vie passée à fuir » (p. 271). Le récit biographique est donc enrichi, sous couvert de remarques générales, par des allusions à la vie personnelle de l’auteur.
12Cette union entre biographie et autobiographie apparaît également dès la première phrase du récit, dans l’attitude de retrait, loin de la scène publique, adoptée par Cicéron après la victoire de César : « Le plus sage qu’un homme intelligent et pas très courageux puisse faire lorsqu’il en rencontre un plus fort que lui, c’est de l’éviter et d’attendre sans honte le moment où la voie lui redevient libre » (p. 250). Cette affirmation témoigne en fait d’une attitude constante de la part de Stefan Zweig, qui écrivait dans Le monde d’hier au sujet de la première guerre mondiale : « Il ne restait dès lors qu’une seule chose à faire : se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que dureraient la fièvre et le délire des autres » (2006, p. 281). La première phrase du récit montre donc que cette « miniature historique » est au croisement de la biographie et de l’autobiographie.
13Stefan Zweig, à cette époque, est d’ailleurs lui-même contraint au retrait et à la résignation. Il écrit dans son autobiographie, au sujet de l’automne 1939 : « Au cours de ces mois, j’avais quitté Londres et m’étais retiré à la campagne à Bath. Jamais dans ma vie je n’avais éprouvé plus cruellement l’impuissance de l’homme face aux événements mondiaux. » (2006, p. 499) De même Cicéron « tente de s’enseigner à lui-même
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