Madame Bovary - Alfred Thibaudet "Le blanc qui sépare les Madame Bovary des Oeuvres de jeunesse"
Dissertation : Madame Bovary - Alfred Thibaudet "Le blanc qui sépare les Madame Bovary des Oeuvres de jeunesse". Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et MémoiresPar galladryna • 10 Juin 2016 • Dissertation • 1 903 Mots (8 Pages) • 1 428 Vues
Sujet : Claudine Gothot-Mersch rapporte les propos suivants : « Marcel Proust disait un jour à Albert Thibaudet qu’il n’admirait rien tant, dans l’œuvre de Flaubert, que le blanc qui sépare deux passage de l’Education sentimentale. Et Thibaudet de répondre que, tout en appréciant ce blanc comme il convient, il en connaît un qui lui paraît plus étonnant encore : celui qui sépare les Œuvres de jeunesse de Madame Bovary ». Que pensez-vous de ce jugement d’Albert Thibaudet au sujet de Madame Bovary ?
Introduction :
C’est en 1857, à trente-six ans, que Flaubert publie son premier roman, Madame Bovary. Toutefois, l’écrivain n’en est pas à son premier essai, bien au contraire : le roman a été précédé de nombreuses œuvres de jeunesse, plus ou moins abouties, que Flaubert n’a jamais voulu publier de son vivant et que le public ne découvrira qu’après sa mort. Revenant sur la surprise que lui a causée la lecture de ces premiers écrits, Albert Thibaudet s’étonne du « blanc » qui « sépare les Œuvres de jeunesse de Madame Bovary ».Selon lui, Madame Bovary crée donc une rupture par rapport à la production antérieure de Flaubert. Peut-on affirmer, comme il le fait, que rien ne semblait annoncer Madame Bovary dans les Œuvres de jeunesse de Flaubert ? Nous verrons tout d’abord que la réaction de Thibaudet s’explique aisément dans la mesure où Madame Bovary semble initier une écriture nouvelle. Mais nous constaterons ensuite qu’il serait faux de croire que rien ne relie ce roman aux œuvres antérieures.
Au premier abord, rien ne semble plus dissemblable de Madame Bovary que les œuvres qui l’ont précédé. Quand il commence son nouveau roman, en 1851, Flaubert semble vouloir changer sa méthode de travail, adopter un nouveau style, et aborder de nouveaux thèmes.
- Madame Bovary semble initier une écriture nouvelle.
- Nouvelle du point de vue de la forme
- Les premières œuvres de Flaubert portent le témoignage d’une écriture facile, de premier jet. Elles naissent dans l’enthousiasme du moment et Flaubert y apporte bien peu de corrections. Avec Madame Bovary, Flaubert connaît au contraire, comme il le confie à Louise Colet, les « Afres de l’Art » : chaque page de son roman se réécrite plusieurs fois, jusqu’à douze fois au moins pour certaines d’entre elles. Il écrit à Louise Colet en 1853 : « Quel miracle ce serait pour moi d’écrire maintenant seulement deux pages dans une journée, moi qui en fais à peine trois par semaine ! Lors du Saint Antoine, c’est pourtant comme cela que j’allais ; mais je ne me contente plus de ce vin ». Mais il y a plus : pour ses Œuvres de jeunesse, Flaubert se jette d’emblée dans la rédaction, sans travail préparatoire, sans brosser une esquisse de l’œuvre à venir. Pour Madame Bovary, il opère de façon totalement différente. Ayant reconnu que l’une des deux faiblesses de la première Tentation de Saint Antoine était l’absence de plan, le défaut de structure, il consacra d’abord deux mois à établir trois scénarios généraux successifs, auxquels il se réfèrera régulièrement pendant la longue période de l’élaboration de l’œuvre. En outre, ces trois scénarios primitifs seront suivis de nombreux scénarios de nombreux scénarios d’ensemble et partiels, que Flaubert élabore au fur et à mesure, et qui lui évitent de « perdre le fil ». En effet, il a recours à plusieurs reprises à cette métaphore pour souligner ce souci nouveau de cohérence interne : « Mais les perles ne font pas le collier ; c’est le fil ».
- Nouvelle du point du vue du style
- Si sa méthode de travail change, au moment où Flaubert aborde Madame Bovary, son style lui aussi évolue. On remarque en effet dans ses Œuvres de jeunesse une tendance très nette à s’impliquer dans la narration, à commenter et juger. Ainsi, par exemple, Quidquid volueris commence par une intervention d’auteur et s’achève sur un commentaire du narrateur. Plusieurs œuvres de jeunesse, d’autre part, sont d’inspiration nettement autobiographique, comme Mémoires d’un fou et Novembre. De manière générale, tous ces écrits font la belle à la tonalité lyrique. Au contraire, dans Madame Bovary, comme ce sera le cas dans les romans qui suivront, Flaubert s’attache à ne pas manifester sa présence au sein de la narration. Il porte, certes, un jugement peu favorable sur ses personnages, mais l’ironie qui s’exerce contre eux, et qui apparaît très nettement dans les scénarios et plans reste voilée dans le texte final : ainsi, c’est pour lui seul que Flaubert note qu’Emma est « po-é-tique ». Cet effort que Flaubert accomplit alors pour atteindre l’ « impersonnalité » lui sera d’ailleurs reproché lors de son procès : selon ses détracteurs c’est parce que l’auteur ne juge pas son héroïne que le roman est immoral.
- Nouveauté du point de vue des thèmes.
- Enfin, ce qui a pu frapper davantage encore Albert Thibaudet, c’est la nouveauté qu’introduit Madame Bovary dans les thèmes abordés par Flaubert. Dans le choix de leur sujet, les Œuvres de jeunesse sont en effet marquées par le romantisme. Ainsi, à l’image d’un Hugo ou d’un Dumas, le jeune Faubert cherche des sujets de drames, dans les pages les plus sanglantes de l’histoire de France, s’intéressant en particulier au Moyen Age et à la Renaissance. Il écrit par exemple une pièce sur la mort de Marguerite de Bourgogne, qu’il montre étranglée par le bourreau avec ses propres cheveux. Il s’inspire également des romans noirs. Par exemple, Quidquid volueris évoque l’amour malheureux d’un monstre, Djalioh, fils d’une humaine et d’un singe, pour une belle jeune femme, Adèle. Par désespoir, il finit par assassiner l’enfant d’Adèle, avant de la violer, de la tuer, puis de se suicider. Par rapport à toutes ces œuvres, Madame Bovary marque un tournant : le sujet est cette fois puisé dans la réalité contemporaine et le roman met en scène des personnages plats et banals, menant des existences triviales. L’œuvre semble donc se rattacher au réalisme, courant littéraire qu’apparaît autour de 1850 et qui s’oppose au romantisme. On peut d’ailleurs lire Madame Bovary comme un roman qui fait la critique d’un certain romantisme.
Transition :
S’il est donc vrai que Madame Bovary se distingue de façon très nette des œuvres qui l’ont précédé, il serait toutefois excessif d’affirmer qu’il n’existe aucun lien entre le roman de 1857 et les Œuvres de jeunesse de Flaubert. En effet, l’une de ces œuvres a pu servir de source à Flaubert. En outre, il existe une parenté évidente entre certaines Œuvres de jeunesse et Madame Bovary, dans la mesure où Flaubert revient, dans l’œuvre de 1857 , sur des thèmes déjà abordés à plusieurs reprises : celui du couple mal assorti, et celui des conséquences néfastes de la littérature romantique.
II. Les œuvres de jeunesse et Madame Bovary possèdent cependant des points communs.
- Flaubert s’inspire de ses œuvres de jeunesse
- Parce que Madame Bovary est une œuvre réaliste, on s’est longtemps demandé quels événements réels avaient servi de modèles, ou au moins de point de départ, à Flaubert. Or, en dehors de l’affaire Delamare, mais aussi de l’affaire Loursel ou de l’histoire de « Madame Ludovica », Flaubert s’inspire, pour écrire Madame Bovary, d’une de ses Œuvres de jeunesse, Passion et Vertu, qui peut être vue comme une esquisse primitive de Madame Bovary. Ce récit de jeunesse écrit en 1837, s’inspire d’un fait divers rapporté la même année dans le Journal de Rouen, sous le titre « La moderne Brinvilliers ». Flaubert reprend la trame du fait divers et raconte la vie tragique d’une jeune femme romanesque et mal mariée, Mazza Willers. Pour rejoindre en Amérique son amant, elle assassine son mari et ses enfants. Mais, après son crime, elle reçoit une lettre de rupture et se suicide en avalant de l’arsenic. En dehors du crime de l’héroïne, on retrouve ici l’histoire d’Emma. On peut aussi noter que l’amant de Passion et Vertu, est un séducteur cynique qui annonce le personnage de Rodolphe : d’ailleurs, tous deux se font le serment de séduire les jeunes femmes presque dans les mêmes termes.
- Des thèmes réutilisés.
- Par delà l’importance qu’a pu avoir Passion et Vertu dans la genèse de Madame Bovary, on peut également souligner que deux œuvres de jeunesse au moins traitent d’un thème qui est au centre de l’œuvre de 1857 : celui du couple mal assorti. En effet, dans la première Education sentimentale comme dans Passion et Vertu, Flaubert met en scène une femme qui méprise son mari et éprouve pour lui un dégoût grandissant. Dans ces deux romans, l’éloignement d’Emilie et Mazza pour lui mari s’explique par leur aspirations poétiques, qui s’opposent au prosaïsme des deux hommes. Cet éloignement mène les deux femmes à l’adultère : Mazza devient la maîtresse de Vaumont, Emilie s’enfuit en Amérique avec Henry. On reconnaît ici ce qui deviendra l’intrigue centrale de Madame Bovary : rêve d’amours idéales, Emma méprise, puis finit par détester Charles, qu’elle trouve grossier et vulgaire, ce qui l’amène à devenir d’abord la maîtresse de Rodolphe, puis celle de Léon.
- La critique du romantisme.
- Mais un autre thème, déjà traité dans les Œuvre de jeunesse doit peut-être davantage attirer notre attention. On a en effet pu lire Madame Bovary comme une critique du romantisme, ou, plus exactement, comme un réquisitoire contre un certain romantisme, qui a poussé toute une génération perdue, à laquelle Flaubert appartient, rêvant la réalité différente de ce qu’elle est. Ce sont les lectures d’Emma qui sont responsables de son idéalisme et de l’immense gâchis de son existence. Or, on peut considérer que plusieurs personnages des Œuvres de jeunesse sont « bovarystes » avant l’heure : Jules et Henry dans la première Education sentimentale, mais aussi les narrateurs de deux œuvres d’inspiration autobiographique, Mémoires d’un fou et Novembre. Chez tous ces personnages, on trouve les mêmes adorations romantiques, la même insatisfaction, le même ennui, la même mélancolie que chez Emma.
Conclusion
A maints égards, on ne peut donc que souscrire à l’opinion d’Albert Thibaudet, et considérer avec lui que Madame Bovary constitue l’acte de naissance de Flaubert en tant qu’écrivain : quand il commence ce roman, en 1851, il inaugure la méthode de travail perfectionniste qui restera la sienne par la suite, il met en place une théorie de l’impersonnalité à laquelle il demeurera fidèle, et il fait le choix d’un sujet qui amènera ses contemporains à le classer aux côtés des romanciers réalistes. Mais, si Madame Bovary créer une véritable rupture par rapport aux œuvres qui ont précédé, il faut toutefois remarquer qu’il existe un lien entre ce roman et certaines Œuvres de jeunesse. En effet, avec le roman de 1857, Flaubert développe des thèmes qui n’étaient pas nouveaux sous sa plume : le thème de la femme mal mariée ou celui de l’influence de la littérature romantique. Il n’y a donc pas de véritable solution de continuité entre les Œuvres de jeunesse et Madame Bovary : sans doute serait-il préférable de parler de lente maturation. On pourrait d’ailleurs aussi bien s’étonner de l’apparente diversité de la production de Flaubert après 1857 : des romans aussi différents que Madame Bovary et L’Education sentimentale d’une part, et Salammbô ou La Tentation de saint Antoine d’autre part devraient nous conduire à nous interroger sur la pertinence de l’idée reçue qui consiste à voir en Flaubert un représentant du courant réaliste.
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