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Dans quelle mesure le spectateur est-il partie prenante de la représentation théâtrale ?

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occasion d’arguties à propos des règles.

Les auteurs dramatiques ont donc très vite compris que leur public était bigarré, qu’il était illusoire de prétendre s’adresser à un spectateur idéal. Molière savait que les attentes des petits marquis de Mascarille n’étaient pas celles du parterre. Pourtant il a dû garder l’homogénéité de ses pièces. Hugo en revanche, dans la préface de Ruy Blas, a compris tout l’intérêt de segmenter son public, d’identifier ses composantes pour offrir à chacune une réponse partielle à ses attentes. « La foule demande au théâtre des sensations, la femme, des émotions ; le penseur, des méditations. Tous veulent un plaisir ; mais beaucoup, le plaisir des yeux ; celles-là, le plaisir du cœur ; les derniers, le plaisir de l’esprit. » Cette approche nouvelle permise par le drame romantique a autorisé la banalisation des usages du théâtre, son embourgeoisement, fût-ce au prix d’un manque d’unité. D’autres auteurs ont spécialisé leur production pour toucher un public ciblé. On peut citer le théâtre de boulevard, le vaudeville, le café-théâtre, le théâtre de l’absurde…

Outre le manque d’homogénéité du public, il existe d’autres obstacles à l’immersion du spectateur dans le spectacle. Citons en premier lieu les usages sociaux : du XVIIe au XIXe siècle, le théâtre est d’abord un lieu où l’on se montre comme dans la représentation à l’Hôtel de Bourgogne de Cyrano de Bergerac, où l’on entretient une vie sociale, où l’on noue des aventures amoureuses. Ces regards distraits par l’environnement ne suivent pas vraiment la pièce, sauf si l’objet de leur convoitise est une actrice… Il existe aussi les codes culturels qui dictent des conduites. La Critique de L’École des femmes nous montre les préventions de l’aristocratie à l’encontre de la comédie et des « continuels éclats de rire que le parterre y fait ». Outre le fait que les marquis ne sauraient mêler leur voix à celle du peuple ou des bourgeois, il faut y voir leur préférence pour la tragédie plus relevée, plus cultivée, plus élitiste.

Si l’on s’essaie à une histoire sociologique du théâtre, on peut brosser à grands traits quelques évolutions caractéristiques. Dans l’Antiquité, la tragédie grecque appelle le spectateur à fortement s’impliquer en raison de ses origines religieuses. En assistant à la représentation, le public est invité à s’agréger à un culte. À Athènes, le théâtre est de plus une activité politique. La participation des citoyens est encouragée au point que la cité les dédommage afin qu’ils puissent assister aux représentations de sujets politiques. Le théâtre est alors un lieu public de célébration et de réflexion. Au XVIIe siècle, le théâtre est devenu une activité littéraire cultivée, corsetée par des règles, pensionnée en partie par le pouvoir, ce qui la réserve à une élite fortunée. En même temps le lieu de la représentation devient un univers sociologique clos dont il faut apprendre les règles de savoir-vivre. En effet, dans le milieu urbain d’alors, le théâtre et les fêtes restent les seules distractions et les seuls lieux d’initiation sociale. Au XXe siècle, avec l’avènement des loisirs de masse, le théâtre devient de plus en plus un lieu mystérieux pour la majorité de nos contemporains. On peut donc lire dans cette courbe un désinvestissement progressif de la part des spectateurs déroutés par l’intellectualisation des pièces et désireux de sujets faciles et plaisants. C’est sans doute la raison pour laquelle le Prologue de l’Antigone d’Anouilh et l’annoncier du Soulier de satin de Claudel se livrent à des explications (parfois provocantes) pour attirer à nouveau l’attention d’un public désorienté et restant sur sa réserve.

Le spectateur a donc beaucoup évolué en raison des transformations du lieu de spectacle mais aussi de la dramaturgie et de la mise en scène.

II. Le spectateur d’aujourd’hui naturellement partagé entre passivité et implication

La disposition du théâtre occidental a conduit à une conséquence majeure. La place des spectateurs par rapport à l’espace scénique oblige les acteurs à ne jamais tourner le dos au public. Face à cette présence imposée dans ce milieu inhabituel, le spectateur peut réagir de deux manières opposées.

Il peut rester extérieur à l’espace théâtral. Enfoncé dans son fauteuil confortable (mais pas toujours, surtout dans les enceintes des siècles passés), le spectateur n’est pas mêlé à ce qui se déroule sur scène. Il peut se comporter comme au cinéma qu’il a l’habitude de consommer. Les acteurs qui s’agitent devant lui sont certes plus réels que les images du 7e art, mais les conventions du théâtre rendent cette représentation factice. Il peut éprouver la situation ambiguë du témoin assistant à une action se déroulant dans une salle dont le mur situé face à lui serait transparent (mais mur quand même). Il peut être dérangé par cette ambiance fausse, pâle copie de la réalité. Les spectateurs représentés dans Cyrano de Bergerac considèrent sans aucun doute que le plus intéressant se passe dans la salle. Ils ont choisi les menus incidents de la réalité au détriment des boursouflures de la fiction pastorale.

Le spectateur peut aussi accepter l’illusion théâtrale pour ce qu’elle est. Réinterprétant les informations fournies par ses sens, il admet cet univers conventionnel où tout n’est que jeu, simulacre, représentation symbolique de l’existence. L’annoncier du Soulier de satin veut aider le public dans cette démystification des objets scéniques. « On a parfaitement bien représenté ici l’épave d’un navire démâté qui flotte au gré des courants. » La toile peinte et les accessoires ont une valeur d’évocation pour fixer l’imagination et au besoin la solliciter. Si « toutes les grandes constellations » apparaissent en scène, elles « sont suspendues en bon ordre comme d’énormes girandoles ». Elles ne sauraient être confondues avec un ciel étoilé. D’ailleurs l’annoncier dégonfle l’effet en faisant remarquer qu’il « pourrai[t] les toucher avec [sa] canne. » De même, mais en sens contraire, le Prologue d’Antigone invite les spectateurs à ne pas se tromper. Le « décor neutre », les personnages qui « bavardent, tricotent, jouent aux cartes » n’appartiennent pas à leur univers familier. « Ces personnages vont […] jouer l’histoire d’Antigone. »

Si le spectateur peut indifféremment emprunter deux voies opposées : celle de l’implication ou celle du refus, c’est que l’habileté de l’auteur dramatique, les choix artistiques du metteur en scène auront su séduire ou non le public, et lui faire admettre les artifices du lieu. Hugo l’avait bien compris qui s’exprimait ainsi dans Le Tas de pierres : « Le théâtre n’est pas le pays du réel : il y a des arbres en carton, des palais de toiles, un ciel de haillons, des diamants de verre, du rouge sur la joue, du soleil qui sort de dessous la terre. C’est le pays du vrai : il y a des corps humain sur la scène, des cœurs d’humain sur la scène, dans la salle, dans les coulisses. »

III. L’auteur dramatique et le metteur en scène sont obligés de placer le spectateur au cœur de leurs préoccupations

Il faut bien commencer par ce truisme : le succès commercial d’une pièce dépend du spectateur. Tout commence donc par la tentative de séduire le parterre. Bons mots, coups de bâton, vieillard libidineux puni, jeunes amoureux qui surmontent tous les obstacles, tromperies en tout genre pour la bonne cause, les recettes « faciles » sont légion. De Guignol aux Fourberies de Scapin, on retrouve les mêmes moyens pour faire réagir les grands enfants que nous sommes restés. A contrario il existe d’excellentes pièces qui n’ont pas su trouver leur public. Par exemple Dom Juan de Molière fut vivement applaudi lors de sa première représentation, puis retiré de la scène après la quinzième. Malgré ses attraits de pièce à machine, cette œuvre novatrice et provocante avait indisposé une partie des spectateurs bien-pensants. Il a fallu attendre le XIXe siècle, pour que la Comédie-Française la reprît. Lorenzaccio de Musset en est un autre exemple. Son texte touffu, ses références shakespeariennes, sa longueur, sa complexité ont rebuté les professionnels. C’est seulement au XXe siècle que la pièce fut proposée dans son intégralité. Il en est allé de même pour Le Soulier de satin de Claudel, drame aux dimensions extravagantes d’ « action espagnole en quatre Journées » à la manière des dramaturges du Siècle d’or, indifférent aux unités de temps, de lieu et de ton, qui a d’abord dérouté et risquait de lasser.

Ce spectateur qu’il faut intéresser à l’action jouée sous ses yeux est particulièrement pris en compte dans la dramaturgie. Le texte théâtral dispose de caractéristiques propres qui, pour la plupart, renvoient aux besoins du public. D’abord les scènes d’exposition sont chargées de renseigner le plus précisément possible sur l’intrigue, les personnages, ce qui a précédé le lever de rideau, la tonalité de la pièce… Le Prologue d’Antigone nous rapporte le conflit qui est train d’advenir entre Créon et sa nièce. Le parterre comprend qu’il entre dans la tragédie avec cette jeune fille qui va « se dresser seule en face du monde », qui « pense qu’elle va mourir », et qu’ « il n’y a rien à faire ». Issue fatale, mécanique implacable, tout est annoncé

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