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De la marginalité et de l'art dit de la marge

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Par   •  24 Février 2017  •  Dissertation  •  2 879 Mots (12 Pages)  •  1 540 Vues

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De la marginalité et de l’art dit de la marge

Le mot « marginal » dans son acception sociale moderne est un mot relativement récent dans le vocabulaire français et « se dit de quelqu’un qui vit en marge de la société organisée, faute de pouvoir s’y intégrer ou par refus de se soumettre à ses normes »[1].

Telle définition fournie par nos dictionnaires met ainsi l’accent sur l’ambivalence de cette notion entre marginalité revendiquée, assumée par un individu donné, et marginalité assignée ou imposée par la société.

Dans le domaine artistique et littéraire, la « marge » représente cet espace symbolique situé à l’écart d’un centre qui rassemble des valeurs reconnues, institutionnalisées, et qui tiennent lieu de référence absolue. On peut donc dire qu’à la différence du « paria » social, l’écrivain ou l’artiste réputé marginal est celui qui choisit délibérément de se différencier des autres en se positionnant _ esthétiquement ou idéologiquement _ hors la norme devenue, à ses yeux, obsolète ou insupportable.

 Dans cette perspective, interroger la « marge » c’est mettre d’emblée le doigt sur la notion de création artistique, la marge étant perçue comme le lieu privilégié de l’investigation, de l’innovation, de cette expérience de l’audace qui aspire au changement.

Or, le changement étant le propre de la condition humaine, parler contre la société c’est une autre façon de parler d’elle, de ses faiblesses, de ses lacunes, de ses blessures… C’est aussi parler pour elle, être la voix et le porte-parole de ses ambitions refoulées, voire étouffées par la norme. Dans cette logique implacable, l’histoire a montré que la marginalité, bien qu’appréhendée d’abord comme une menace contre l’ordre établi, finit toujours par l’emporter sur la norme qu’elle destitue et supplante.

Le bohème et le maudit

C’est la notion même du « marginal reconnu » que nous tenterons de mettre en lumière à travers deux personnages emblématiques de cette marginalité qui, déviante au départ, finit par être reconnue et institutionnalisée : Apollinaire et Picasso.

 Pourquoi ces deux artistes en particulier ? D’abord parce que ce sont deux figures emblématiques de l’avant-garde du début du siècle qui sont aussi deux compagnons de route sur le laborieux chemin de la consécration. Mais c’est surtout que l’un comme l’autre ont dû lutter pour leur intégration aussi bien sur le plan artistique que social en tant que jeunes immigrés, confrontés au regard xénophobe de leur époque.

Apollinaire, l’écrivain bohème, et Picasso le peintre maudit, deux personnalités et deux parcours parallèles qui se côtoient pourtant sur le terrain de la singularité et de la transgression. Pour illustrer notre propos, nous avons choisi de confronter une œuvre poétique d’Apollinaire _ Zone, composée en 1912 en prologue du recueil Alcools_ et une œuvre picturale considérée comme le manifeste de l’esthétique cubiste qui fleurira sous le trait et le pinceau de Picasso : Les Demoiselles d’Avignon, achevée en 1907.

Ces deux œuvres bien qu’appartenant à deux illustrations artistiques différentes, révèlent des points communs :

  • au plan esthétique : la volonté d’affirmer leur autonomie en s’affranchissant de la norme, de l’artistiquement « correct » ;
  • au plan thématique : (re)présenter ceux qui vivent en marge de la société comme étant des émanations, des reflets d’eux-mêmes.

La richesse d’une œuvre commence déjà par le choix de son intitulé, prologue sur lequel bute l’observateur au seuil d’une porte.

Dans « Zone » comme dans Les Demoiselles d’Avignon, le titre indique un nom de lieu, celui où se situe la thématique qui nous est représentée. Premier constat : ces deux lieux ont en commun la marginalité.

Etymologiquement, le mot  zone, du grec « zôné » signifiant ceinture , soit un espace périphérique gravitant autour d’un centre. Géographique ou mental, cet espace est donc situé à l’écart  (en marge) de l’espace référentiel, normatif.

Pour Apollinaire, la zone représente ces faubourgs misérables qui se sont constitués à la fin du XIXe siècle sur les anciennes fortifications de Paris (désignés aujourd’hui banlieue) et dont le quotidien est fait de misère et de précarité :

« Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants / Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitant des enfants […] Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux / Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux.»[2] 

Ce motif du « déshérité » n’a pas été choisi au hasard par le poète mais procède d’un sentiment d’empathie envers une frange de la société dans laquelle il se reconnaît, étant lui-même étranger dans une ville où il erre à la recherche de son identité. En effet, de mère polonaise et de père inconnu, Apollinaire naît à Rome, passe son enfance à Monaco et à Cannes avant de s’installer à Paris en 1899, à l’âge de 19 ans. Affecté par cette anomalie jusque dans son art, il se considère volontiers comme un déraciné ; il va même jusqu’à revendiquer son statut d’apatride avec une certaine dilection.

C’est au même âge que, de son côté, Picasso quitte Barcelone pour Paris où il s’installe en 1904 dans une bâtisse délabrée surnommée le « bateau-lavoir » à cause de l’étroitesse de son couloir menant à des petits logements d’une pièce et à son unique point d’eau. Le peintre espagnol y vit misérablement et peint, trois ans durant, des personnages qui vivent en marge de la société, des pauvres, des mendiants, des aveugles aux allures mélancoliques.

Les Demoiselles d’Avignon qui devait s’appeler initialement Le Bordel d’Avignon met en scène des prostituées (d’une maison close de la rue d’Avinyó, rue chaude de Barcelone près de laquelle vécut le jeune peintre). Sensible au sort des laissés-pour-compte et des exclus sociaux, le peintre rend hommage à ces zonardes _ femmes de seconde zone  _ à la fois désirées et honnies, recherchées pour le stupre  mais exclues pour elles-mêmes.

Dans Zone, Apollinaire compatit au sort des prostituées à travers ce vers :

« J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche »[3].

Cependant, au-delà de la thématique, la marge ou marginalité s’appréhende également dans le discours et la forme, comme nous le révèle le traitement esthétique de ces œuvres.

Car penser la marginalité en termes antinomiques _ déviante voire subversive _ c’est poser la question du « dire » artistique : Comment dire différemment ?

« Car il y a tant de choses que je n’ose vous dire / Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire »[4] 

déclare Apollinaire à la fin de son poème « La jolie rousse ».

 Quel est ce « vous » coercitif qui prétend détenir la vérité absolue? La réponse est à chercher dans les vers précédents :

« Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu / Bouche qui est l’ordre même / Soyez indulgents quand vous nous comparez / A ceux qui furent la perfection de l’ordre / Nous qui quêtons partout l’aventure / Nous ne sommes pas vos ennemis / Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines / Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir[5]       

  En s’adressant pacifiquement aux critiques et contempteurs de l’art moderne, le poète entend placer son œuvre sous le signe de la continuité innovante, de la création innovatrice, non pas de la rupture radicale qui serait perçue comme une tentative de rébellion contre la norme. D’où l’ambiguïté qui caractérise la relation du marginal au centre référentiel dont il n’arrive finalement à se détacher totalement:

« A la fin tu es las de ce monde ancien »

déclare l’auteur de « Zone » dès le premier vers, ancrant d’emblée son poème dans une perspective d’évolution. L’on pourrait en outre constater que cette démarcation est clamée, ironiquement peut-être, dans un vers suranné _ l’alexandrin.

L’ambivalence se poursuit avec cette description anachronique de la modernité:

« Bergère Ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin ».

Image insolite de ce symbole parisien de la modernité cependant appréhendée dans un décor bucolique qui évoque l’univers de la pastorale. Difficulté donc à renier l’héritage qui pèse sur le créateur jusque dans ses tentatives de rupture les plus affirmées. Apollinaire s’en explique dans sa conférence sur L’Esprit nouveau et les Poètes :

« L’esprit nouveau se réclame avant tout de l’ordre et du devoir qui sont les grandes qualités classiques par quoi se manifeste le plus hautement l’esprit français, et il leur adjoint la liberté. »[6]

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