La raison et le réel
Mémoire : La raison et le réel. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoiresse construire qu’à la condition que l’on s’abstienne d’interpréter : la science s’efforce d’expliquer les faits et non de les interpréter.
Pourtant, la science ne s’est-elle pas elle-même constituée comme un ensemble de théories, de modèles, de concepts et de conceptions, qui semblent requérir l’interprétation à plusieurs niveaux ? Toute théorie, en effet, est une explication qui va au-delà des phénomènes pour en dégager et en établir les relations, ne serait-ce que pour en penser l’unité. Une théorie est une présentation des cho¬ses, une représentation, jamais « les choses elles-mêmes ». Entre la chose et le discours sur la chose, il y a toute la part de la pensée, du discours, du travail intellectuel : la théorie pense les choses. Plus précisément, la connaissance objective ne semble pas se réduire à la connaissance de l’apparence des objets, à la manière d’une simple description, mais elle les analyse, elle les pense, comme elle pense la nature dans son ensemble. La science dit quelque chose des choses. Dès lors elle semble impliquer une part d’interprétation, au sens où l’interprétation consiste à dégager le sens non immédiat de ce que l’on voit. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le recours à l’interprétation ne semble pas être seulement le fait du mythe ou de la fable : la connaissance la plus objective semble impliquer une part d’interprétation.
Ainsi, si connaître, ce n’est pas seulement décrire les choses (ce qui condamnerait au choix d’un point de vue toujours trop subjectif, car c’est toujours d’un certain point de vue que l’on voit), mais encore les comprendre (ce qui conduit à ne pas s’en tenir à leurs apparences), si c’est donner un sens aux choses sans donner cependant n’importe quel sens, il semble bien que la connaissance objective et l’interprétation entretiennent une relation complexe.
Première partie Connaître c’est pouvoir dire ce que sont les choses sans les rapporter à soi ; interpréter c’est rapporter à soi
Quand on reproche à quelqu’un de ne pas être objectif dans sa manière de présenter un fait, on lui reproche de qualifier ce qui se passe d’une manière contestable, qui ne s’impose pas, qui n’est pas convaincante, voire, qui peut aller jusqu’à déformer les choses. On lui reproche de tenir un discours qui est ou bien visiblement erroné, ou bien, au moins, discutable, parce qu’on n’en voit pas la nécessité. « Ce n’est qu’une interprétation », dit-on ; cela veut dire qu’on peut peut-être dire les choses ainsi, mais on pourrait les dire autrement, et en tout cas, l’examen des seuls faits ne permet pas de justifier à lui seul l’interprétation qu’on en donne. On ne s’en tient pas aux faits. Au mieux, une interprétation peut être
vraie, mais elle ne l’est pas nécessairement. Dans la mesure où une interprétation dépasse les faits, elle ne peut s’expliquer que par l’influence, sur le jugement, d’éléments subjectifs, personnels, liés à l’expérience, aux désirs, aux représentations de chacun. C’est ce qui fait que chacun peut interpréter une situation à sa manière (interprétation « personnelle »), c’est aussi ce qui fait qu’il peut y avoir des représentations collectives interprétatives, comme le mythe par exemple, qui manifestent une forme collective et culturelle de subjectivité. Un mythe interprète d’une certaine façon le réel dans la mesure où il lui donne du sens, il exprime une certaine recherche de signification des choses, des événements, du monde, pour les hommes.
Par opposition à ces représentations variables, parce que relatives aux hommes ou aux peuples, individuellement ou collectivement, on attend de la connaissance objective qu’elle développe une description, une qualification ou un commentaire des choses qui puisse s’imposer, dont on puisse voir la nécessité. Il faut qu’on puisse en être sûr. Connaître, c’est être capable d’affirmer quelque chose de quelque chose en étant sûr de ce que l’on affirme, en étant capable de se justifier ou de justifier sa certitude. Savoir, c’est savoir qu’on sait. La connaissance semble ainsi, par nature, et par méthode, s’opposer à l’interprétation, dans son intention et dans ses procédés. Ne faut-il pas éliminer tout dis¬cours douteux ou faux pour arriver à la connaissance, et d’abord, éliminer tout ce que nous projetons sur les choses en raison de notre subjectivité ? L’objectivité, c’est ce que l’on gagne en combattant sa propre subjectivité : un jugement est dit objectif quand il est indépendant de celui qui le prononce, puisqu’il faut qu’il révèle l’état de l’objet, et non celui du sujet. Juger objectivement, c’est non pas dire ce qu’est l’objet pour moi, mais dire ce qu’il est en soi. Il ne s’agit pas, pour connaître un phénomène, de discourir sur la valeur, le sens, l’effet du phénomène sur soi, ce qu’il « évoque » dans une libre fantaisie : c’est même ce dont il faut se garder. Par exemple, connaître ce qu’est la foudre, ce n’est pas se demander si cela fait peur, si on peut la comprendre comme le signe d’une colère des dieux, c’est strictement l’analyser comme une décharge électrique que l’on peut quantifier et rapporter à des mécanismes. La science s’oppose ainsi aux mythes, aux fables, aux fictions, aux jugements de valeur, qui sont autant d’interprétations du monde par l’homme, et qui renseignent finalement davantage, quand on les examine, sur les hommes qui les ont produits que sur le monde.
La connaissance progresse en apprenant à ne pas interpréter
On peut d’ailleurs trouver dans la progression historique de la connaissance objective (c’est¬à-dire dans l’histoire de la science, l’histoire de son progrès vers l’objectivité) une confirmation de cette opposition à l’interprétation. Cela tient au fait que le rapport que nous entretenons au monde n’est pas d’emblée neutre et objectif, et c’est contre cette tendance que la science doit s’installer et se perfectionner. Il faut faire un effort pour résister à la facilité avec laquelle nous interprétons spontanément les choses en les rapportant à nous. De manière évidente, vivre, c’est vivre parmi les choses avant même de les connaître, c’est donc d’abord imposer spontanément sa subjectivité aux choses, les considérer de manière non neutre, mais intéressée. Stendhal, dans La Chartreuse de Parme, illustre cette tendance à l’interprétation en montrant comment Fabrice essaie de voir, dans tout ce qui se passe, des présages : il s’agit bien d’une propension à voir une signification pour lui dans des phénomènes indépendants de lui (les étoiles, la foudre..). Cette tendance à affabuler, plus primitive, plus immédiatement vitale que celle qui consiste à s’obliger à l’objectivité, est l’obstacle principal à la connaissance (puisque nous n’y considérons pas les phénomènes en eux-mêmes mais dans leur relation à nous), au point qu’on pourrait définir la science, dans son intention, comme ce qui se donne pour fin d’en finir avec l’interprétation.
Par conséquent, les progrès de la science seraient les progrès qu’elle accomplit dans cette lutte contre l’interprétation, dans cet effort pour considérer les faits en eux-mêmes. Ainsi Auguste Comte, en analysant la progression historique des connaissances humaines, considère qu’elles suivent toutes une même loi (dite « des trois états ») : tout savoir passerait par trois états successifs. Il commencerait par l’état « théologique », qui consiste à expliquer les faits par l’intervention d’êtres divins (la foudre est la colère des dieux et a ainsi une signification pour l’existence humaine). En expliquant ainsi le naturel par le surnaturel, on forge des théories interprétatives dont la valeur se mesure avant tout à l’intérêt subjectif de l’explication. Puis la science marque un progrès quand, renonçant à ces pre¬mières interprétations, elle les vide de leur contenu fictif en s’en tenant à des idées abstraites : c’est l’état « métaphysique », deuxième état. Mais ces idées sont encore le produit d’une interprétation, puisque, tout abstraites qu’elles soient (la nature, la vie, etc.) elles sont encore conçues comme des causes agissantes, des fictions explicatives. L’état véritable de la science, le troisième, résulte alors de l’abandon complet de tout discours se surimposant à la seule positivité des faits : c’est l’état « positif »,
dans lequel on se contente d’établir les relations, les lois vérifiables entre les faits. Chaque branche de notre connaissance passerait ainsi par trois états théoriques qui vont du plus interprétatif au plus objectif (qui est aussi le moins interprétatif). Dans l’état positif ou scientifique, on s’abstient de toute référence à ce qui n’est pas visible, on s’en tient au « comment » au détriment du « pourquoi », qui relève toujours de l’interprétation. 1a condition première de la connaissance objective est donc de neutraliser la tendance interprétative de l’esprit pour parvenir à élaborer un discours véritable, c’est-à¬dire objectif. C’est d’ailleurs ce qui fait qu’on peut dire qu’il y a une vérité objective, alors qu’il y a des interprétations. Il n’y a pas plusieurs manières de dire ce qu’est l’objet lui-même. 1a vérité est unique et indépendante de la subjectivité de chacun, ainsi que des préoccupations subjectives existentielles des hommes
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