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Heros De Roman

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tion. Il réussit, plus que les autres formes littéraires, à toucher le lecteur. Il s’agit d’une tendance propre au siècle des Lumières : la mort de Louis XIV et la Régence qui lui succède (1715-1723) libère les échanges commerciaux et la spéculation financière. Tout circule, bouge et change dans un monde en mouvement où l’essor profite à la bourgeoisie qui s’enrichit. Cette transformation économique et sociale, qui ébranle le socle de l’Ancien Régime, entraîne aussi de profonds changements esthétiques : les lecteurs issus de ces catégories nouvelles exigent des romans qu’ils reflètent le cours de leur destinée. Le public de 1730 ne cherche plus le dépaysement ni l’affabulation : il préfère aux aventures prestigieuses le miroir de son propre parcours. Le héros est mort, vive le personnage.

L’Encyclopédie définit ce dernier, en 1755, de la manière suivante :

Les personnages parfaits sont ceux que la poésie crée entièrement, auxquels elle donne un corps et une âme, et qu’elle rend capables de toutes les actions et de tous les sentiments des hommes.

Ainsi présenté, le personnage apparaît sous un jour essentiellement humain. Capable de « toutes les actions et de tous les sentiments des hommes », il rompt avec la tradition du modèle au-dessus de la destinée commune. Le personnage vaut moins par ses hauts faits que par son pouvoir d’illusion sur le lecteur. Le XVIIIe siècle assiste donc à la naissance du personnage « moderne » : non plus un archétype mais un être vraisemblable, ancré dans le monde d’ici-bas, avec ses plaisirs, ses faiblesses et ses incertitudes.

La rupture de la Régence ne saurait en effet constituer une parenthèse purement euphorique. La modernisation de l’économie, si elle libère la circulation des biens, introduit dans le système la menace et la ruine lorsque s’effondre le système de Law en 1720. Le XVIIIe siècle s’ouvre sur une frénésie qui se grise dans la valse des repères et « le deuil des anciennes certitudes théologiques et politiques » (M. Delon, La Littérature française : dynamique et histoire II, Folio Essais, 2008, p. 88). Fontenelle, avec ses Entretiens sur la pluralité des mondes en 1686, lègue à l’époque qui s’ouvre devant lui la vision relativiste d’un monde ouvert sur l’infini : l’homme « moderne » doit vivre avec le sentiment d’une place incertaine et précaire. Cette mise en perspective lui offre, du même mouvement, la possibilité d’une trajectoire plus libre et le vertige d’une identité à construire. Les barrières sociales perdent leur rigidité, les modèles littéraires leurs frontières traditionnelles, et le personnage de roman naît avec le sentiment inédit que tout est désormais possible. Il propose dès lors au lecteur un juste miroir de son époque : à des temps nouveaux, il faut une littérature nouvelle.

I- Un personnage à hauteur d’homme

• Le roman du XVIIIe siècle rompt, pour une grande part, avec le privilège de la naissance. Le temps du monopole aristocratique et de ses glorieux représentants n’est plus. La fiction s’ouvre désormais aux classes plus modestes qui voient leur importance grandir sous la Régence. Les textes de Marivaux illustrent bien cette révolution des origines. Ses deux romans majeurs publiés en 1734, La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu, donnent la parole à un jeune marchand de vin et à une orpheline. Jacob, le narrateur du Paysan parvenu, revendique sans la moindre honte la simplicité de son milieu :

Le titre que je donne à mes mémoires annonce ma naissance. Je ne l’ai jamais dissimulée à qui me l’a demandée. […] J’ai vu pourtant nombre de sots qui n’avaient et ne connaissaient point d’autre mérite dans le monde, que celui d’être né noble, ou dans un rang distingué. [….] Mais c’est que ces gens qu’ils méprisaient, respectables d’ailleurs par mille bonnes qualités, avaient la faiblesse de rougir eux-mêmes de leur naissance, de la cacher et de tâcher de s’en donner une qui embrouillât la véritable, et qui les mît à couvert du dédain du monde. [Le Paysan parvenu, Folio, p. 37]

Marianne déplore en écho qu’une certaine catégorie de lecteurs ne s’intéresse qu’aux figures de haut rang :

Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du cœur humain dans les grandes conditions, ce devient là pour eux un objet important ; mais ne leur parlez pas de états médiocres, ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des personnes qui aient fait grande figure. […] Oh ! Jugez, madame, du dédain que de pareils lecteurs auraient eu pour moi. [La Vie de Marianne, GF, p. 87]

Le personnage, en soulignant la modestie de sa naissance, offre au public un miroir qui se veut plus hétérogène. Il ne s’adresse plus à une élite mais à un groupe plus large et qui compte, parmi ses rangs, des bourgeois avides d’ascension sociale. Le parcours de Jacob, modeste Champenois dont l’auteur suspend le récit à la Comédie française, quand il semble promis à la réussite grâce à la rencontre du comte d’Orsan, flatte leur ambition et en propose l’illustration concrète. Lorsqu’il appartient au contraire à la noblesse de son pays, le personnage se heurte aux poids des préjugés et des frontières sociales : c’est l’amère expérience que fait le Chevalier des Grieux dans Manon Lescaut, publié à la même époque par l’abbé Prévost. La jeune femme puise d’abord gloire et fierté dans la différence de milieu qui la sépare de son amant :

Elle voulut savoir qui j’étais, et cette connaissance augmenta son affection, parce qu’étant d’une naissance commune, elle se trouva flattée d’avoir fait la conquête d’un amant tel que moi. [Manon Lescaut, GF, p. 61]

Mais cet écart signe ensuite le malheur de leur destinée. Ils fuient la malédiction paternelle, recourent aux pires expédients pour obtenir de l’argent et Des Grieux en vient, paradoxalement, à maudire le fardeau de sa naissance :

Ciel, comment traitez-vous avec tant de rigueur le plus parfait de vos ouvrages ? Pourquoi ne sommes-nous pas nés l’un et l’autre avec des qualités conformes à notre misère ? Nous avons reçu de l’esprit, du goût, des sentiments. Hélas ! Quel triste usage en faisons-nous, tandis que tant d’âmes basses et dignes de notre sort jouissent de toutes les faveurs de la fortune ! [Manon Lescaut, p. 179]

Le personnage réussit son parcours s’il puise dans ses modestes origines la force de s’élever dans la société.

• Cette énergie spectaculaire, qui prend chez Jacob la forme d’un appétit pour toutes les victuailles qu’on lui présente, s’accompagne d’une révolution dans le langage des personnages. L’ouverture du roman à de nouvelles catégories sociales entraîne un assouplissement des règles qui proscrivaient, dans l’esthétique classique, toute forme de trivialité. S’ils sont paysans, simples bourgeois et s’ils côtoient les milieux modestes de leur époque, les héros du XVIIIe siècle introduisent dans la fiction la vérité d’une parole populaire. « Jusqu’ici mes discours avaient toujours eu une petite tournure champêtre », avoue Jacob dans Le Paysan parvenu (p. 127). Et les premières pages laissent entendre, sans les voiler, les phrases naïves et maladroites d’un jeune homme qui ignore les codes de la mondanité. La célèbre scène du fiacre, dans La Vie de Marianne, vaut à Marivaux les pires attaques au nom de la noblesse du genre. La logeuse de la narratrice, Mme Dutour, conteste au cocher qui ramène la jeune femme le prix de sa course. S’ensuit une querelle assez vive où les protagonistes rivalisent de crudité dans leurs propos :

Quel diable de femme avec ses douze sols. Elle marchande cela comme une botte d’herbes. […] Qu’est-ce que me vient conter cette chiffonnière ? […] Attends, attends ! Ivrogne, avec ton fichu des dimanches : tu vas voir la Perrette qu’il te faut ! [La Vie de Marianne, GF, p. 115-116].

Un tel effet de réel, s’il fait du roman le miroir exhaustif de son époque, attire sur l’auteur la foudre de la réprobation. Marivaux s’en justifie, sous le masque de l’éditeur, au nom de la vérité de sa peinture :

Au reste, bien des lecteurs pourront ne pas aimer la querelle du cocher avec madame Dutour. Il y a des gens qui croient au-dessus d’eux de jeter un regard sur ce que l’opinion a traité d’ignoble ; mais ceux qui sont un peu plus philosophes, un peu moins dupes des distinctions que l’orgueil a mis dans les choses de ce monde, ces gens-là ne seront pas fâchés de voir ce que c’est que l’homme dans un cocher, et ce que c’est que la femme dans une petite marchande. [La Vie de Marianne, p. 86]

Le choix de personnages plus populaires oblige les romanciers à consentir au prosaïsme de certains détails — vêtements, repas, argent, etc.— tout en renonçant à l’idéal de l’’homogénéité linguistique.

• Plus proche du lecteur à qui il ressemble désormais, le personnage ne craint plus d’apparaître comme un être sensible. Si la peinture de l’amour a toujours constitué la matière privilégiée du roman, le XVIIIe siècle lui ajoute les nuances du sentiment et de l’âme qui se cherche. Le héros des Lumières est un homme étonné qui tente de déchiffrer les mouvements qui l’agitent :

Me voilà là-dessus dans une émotion que je ne puis exprimer ; me voilà remué par je ne sais quelle curiosité inquiète, jalouse, un

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