L'École Malgré La Republique
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Ces principes institutionnels sont les trois suivants (deux groupes : d’abord les fins, ensuite les moyens) : il y a des savoirs qui sont transmissibles et qui doivent l’être, il y a des spécialistes chargés de les transmettre, il y a une institution reconnue qui a pour tâche de mettre en présence les spécialistes et ceux à qui doivent être transmis ces savoirs . À la rigueur, les premiers sont des vrais principes et les deux suivants sont plutôt des conséquences chargées de rendre réels les premiers. Tout tient dans le postulat selon lequel il y a des savoirs, savoirs qui existent de telle sorte qu’ils doivent être transmis. S’il faut qu’il y ait une École, c’est parce que, sans elle, les savoirs ne pourraient pas être transmis. S’il faut que les savoirs soient transmis, c’est parce que, sans cette transmission, qui est en même temps tradition et renouvellement, continuité et révolution, il n’y aurait pas de culture humaine, il n’y aurait pas d’humanité.
Plus radicalement, en dehors de toute mission humaniste, il est constitutif du savoir d’être transmis et de l’être de manière réglée. Car le savoir est avant tout de la représentation, qui exige, afin d’être vivante, d’être pensée par une conscience qui la comprend. Sans compréhension, il n’y a pas de savoir mais des croyances. Le savoir est aussi un système de représentations vraies et cette vérité, ou cette validité, qui est un rapport entre l’esprit et la chose, s’efforce d’être universel. Que serait un savoir connu de moi seul et valable pour moi seul ? Que serait une représentation vraie pour moi seul ? Tout savoir tend à être universel, c’est-à-dire reçu par d’autres consciences vivantes et compréhensives. Ainsi, cette double caractéristique du savoir, être seulement pour une conscience et être pour toute conscience, implique, mais de manière intrinsèque, sa transmission. Mais, là encore, parce que le savoir est une représentation normée, disposée selon des critères valides, la transmission ne peut pas être laissée au hasard : il faut un contact vivant et régulier au double sens, fréquent et conforme à une règle, entre ceux qui « possèdent » le savoir et ceux qui désirent de le « recevoir », désir conscient ou non. Conséquemment, dès qu’il y a du savoir, il y a transmission selon des formes réglées ; ce qui exige ainsi une institution.
Toute École digne de ce nom, c’est-à-dire de son essence, existe donc comme une mission, celle de transmettre les savoirs construits par les hommes précédents aux générations naissantes et de rendre celles-ci capables de continuer le travail. Elle assure la continuité de l’esprit, la permanence de la connaissance, la pérennité de l’histoire comme histoire commune du savoir et de la liberté. Son noyau fondamental est là : la liberté par le savoir, le savoir par la liberté.
La liberté par le savoir signifie que l’ignorant est aussi peu libre que son ignorance est étendue. L’ignorant est crédule, incapable de juger selon des principes rationnels, incapable d’apprécier seul les arguments en présence ; il est donc manipulable à souhait. Tout fascisme, plus généralement, tout régime qui exige un renoncement aux libertés individuelles et aux libertés politiques, s’efforce de promouvoir ou bien l’ignorance ou bien des savoirs spécialisés, morcelés, purement utilitaires qui, de la sorte, rendent peu probable une vision globale de la réalité et la conscience de son étrangeté ou sa différence à l’égard des discours dominants, des discours des dominants. Des savoirs morcelés qui, en outre, ne portent pas une fin capable de transcender toutes les fins particulières, lesquelles contiennent peu ou prou la volonté d’un contrôle social et posent comme moyen des technologies locales de pouvoir.
Le savoir par la liberté signifie que ces savoirs sont précisément destinés à réaliser une liberté non seulement politique, pratique, mais aussi une liberté ontologique, une liberté d’être. Autrement dit, il s’agit de l’exigence d’exclure des savoirs serfs, des connaissances qui font de celui qui les possède un serviteur efficace et zélé et, au contraire, de désirer et donc de promouvoir des « savoirs libres », qui rendent libres ceux qui les possèdent et sont désirés par les hommes libres. Ces savoirs sont au service de la liberté, une liberté qui consiste à dépasser sa propre finitude, ses propres limites. Le véritable savoir me transporte au-delà de moi-même. Encore faut-il vouloir la liberté, une liberté qui m’arrache précisément aux contingences de ma famille, de mon milieu social, de mes relations professionnelles et de mes ambitions. Kant l’a formulé dans un texte qui a esquissé en même temps l’énigme historique de notre temps : Qu’est-ce que les Lumières ? Il y écrit :
« Les Lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité dont il est seul responsable. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entende¬ment sans la tutelle d’un autre. C’est à lui seul qu’est imputable cette minorité, dès lors qu’elle ne procède pas du manque d’entendement, mais du manque de résolution et de courage nécessaire pour se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des Lumières » .
La liberté repose à la fois sur l’usage de l’entendement à condition qu’il possède les moyens intellectuels de penser et comprendre le monde, ce qu’il ne peut obtenir par sa seule puissance mais qui lui est fourni par l’École, et sur la volonté résolue et persévérante de parvenir à un usage souverain et autonome de sa faculté de comprendre, ce à quoi il peut être indirectement formé par l’exemple d’une institution intransigeante, celle de l’École qui a conscience d’elle-même. La devise, inspirée d’Horace, ne pose pas seulement les deux côtés comme également essentiels, l’intelligence et l’audace ou la volonté, mais indique aussi que la volonté d’être libre suppose le franchissement d’un pas, la réalisation d’un saut qui ne peut jamais être remplacé par de la connaissance. Ainsi, non seulement la connaissance fait violence en ce qu’elle déniaise ; mais elle exige de se jeter à l’eau pour être une connaissance libératrice. Le savoir n’est libérateur que si un désir de liberté préside à son acquisition – voilà la leçon de Kant.
Autrement dit, l’École véritable n’est pas dogmatique dans ses contenus – lesquels, s’ils sont de vrais savoirs, sont nécessairement « critiques » au double sens de « en crise » et de « pourvus de critères » – mais elle est dogmatique seulement dans sa mission. Et ce dogmatisme de la mission doit être intransigeant ; car le trésor qu’il a à protéger, ce n’est pas le pouvoir ni l’obscure et présumée intention de former une élite ; c’est bien plutôt l’esprit critique ; si l’on transige sur l’esprit critique des savoirs et de leur enseignement, alors c’en est fait de l’École. Vouloir renoncer à ce dogmatisme, le qualifier de réactionnaire ou d’élitiste, c’est vouloir détruire la liberté intellectuelle sous l’apparence d’une benoîte démagogie qui nomme « liberté » ce qui n’est que caprice.
Dogmatisme total concernant la mission donc, c’est-à-dire aucune compromission avec ceux qui veulent que l’École forme des serviteurs ; criticisme total des savoirs eux-mêmes, c’est-à-dire aucun dogmatisme dans l’enseignement lui-même : les savoirs ont une histoire, une structure, un fonctionnement, des procédures de validation. Jamais, autant que possible , celui qui enseigne ne doit enseigner son savoir de manière dogmatique, c’est-à-dire de telle sorte que l’on soit forcé de croire sans pouvoir comprendre la nécessité interne, relative, intersubjective, historique et politique, des savoirs.
Si l’on veut que l’École produise d’autres effets que la seule transmission des savoirs, par exemple qu’elle rende heureux, qu’elle soit « un lieu de vie », qu’elle contribue à la santé physique et morale des élèves, qu’elle satisfasse « la demande sociale d’éducation », qu’elle fasse plaisir aux parents en leur faisant croire qu’ils « font partie de la communauté éducative », qu’elle fournisse des travailleurs qualifiés, qu’elle donne aux jeunes « le goût d’entreprendre », qu’elle forge des citoyens, qu’elle initie au développement durable, qu’elle informe sur l’engagement et y incite, etc., on porte atteinte à son essence. Ce sont des fins secondes, non seulement accessoires, mais, pour plusieurs d’entre elles, contraires aux fins fondamentales de l’École. Lesquelles sont celles des savoirs eux-mêmes.
Quelle sont les fins des savoirs ? Précisément, ils n’ont pas de finalités externes. Ils sont à eux-mêmes leur propre fin. Ils incarnent le modèle de l’auto-référence, à la fois parce que le savoir tend simplement à s’étendre, et parce que sa compréhension exige une autonomie intellectuelle. C’est pourquoi ils sont des instruments pour la liberté, mais une liberté de développer des puissances d’être. Les savoirs sont depuis toujours des outils pour accroître non la puissance d’agir sur les choses, mais la puissance d’être ; d’ailleurs, si nous désirons une puissance sur les choses, c’est parce que nous imaginons que nous accroissons notre propre pouvoir-être ; bien souvent cependant, c’est aussi pour ne pas avoir à nous transformer nous-mêmes que nous bifurquons vers un pouvoir sur les choses. C’est parce que nous renonçons à agir sur
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