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Dom Juan

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let d’Elvire, se lance dans un éloge du tabac incongru avant de rebondir sur la situation de son maître. Quels sont les caractéristiques et les enjeux de cette tirade surprenante ? Nous étudierons dans un premier temps l’éloge paradoxal du tabac ; dans un second temps, nous montrerons que la tirade répond toutefois aux exigences de l’exposition ; nous analyserons enfin les enjeux de ce passage, et l’interprétation que le spectateur est invité à en faire.

Un éloge paradoxal

La tirade de Sganarelle se présente formellement comme un éloge ; comme il concerne un objet inattendu, il est en fait un éloge paradoxal.

1/ L’éloge : un genre argumentatif

La tirade de Sganarelle commence par un éloge, et se situe donc dans le genre argumentatif. Il progresse de façon logique, puisque Sganarelle énonce tout d’abord sa thèse : « il n’est rien d’égal au tabac », puis énumère des arguments : « il réjouit et purge les cerveaux humains », « il instruit les âmes à la vertu », « on apprend avec lui à devenir honnête homme ». Il donne ensuite des exemples : « ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use […] ? ».

Le style même est empli d’éloquence. Sganarelle utilise une question oratoire : « ne voyez-vous pas bien […] comme on est ravi d’en donner […] partout où l’on se trouve ? ». Il emploie un ton sentencieux, avec un aphorisme : « qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre », des tournures emphatiques : « non seulement […] mais encore », le présent de vérité générale : « c’est la passion des honnêtes gens », et des généralisations avec le pronom « on ». Sganarelle livre donc dès son entrée sur scène un morceau d’éloquence.

2/ L’éloge paradoxal : un jeu parodique

L’éloge concerne ici un objet inattendu : le tabac. Au XVIIème siècle, le tabac, malgré l’interdiction dont il faisait l’objet, était plutôt considéré comme ayant des vertus curatives ; un tel éloge est cependant disproportionné et relève du burlesque. Molière s’inscrit dans une longue tradition qui remonte à l’Antiquité : de nombreux auteurs se sont amusés à appliquer les procédés rhétoriques de l’éloge à des objets inattendus voire blâmables, comme Erasme au XVIème avec son Eloge de la folie. L’intention de Molière lorsque dans la tirade du valet coexistent les sentiments de l’ « honneur » et de la « vertu » et leur cause supposée, le tabac, est donc parodique.

Cette intention est d’autant plus perceptible que si la notion de don est développée dans le discours (« on est ravi d’en donner à droit et à gauche », « l’on court au-devant du souhait des gens »), elle ne l’est pas dans les actes, du moins dans les didascalies : on peut supposer que la tirade fait suite à un échange préalable, ou bien que Sganarelle, « tenant une tabatière », pérore sans rien offrir à Gusman : cette interprétation irait dans le sens du comique burlesque. La fin de l’éloge est elle aussi étonnante, car brutale : « c’est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours » : l’éloge semble n’avoir été qu’une digression.

Le début de la pièce a de quoi surprendre le spectateur : il vient voir l’histoire de Don Juan, et c’est un valet de comédie qui se présente à lui pour se lancer dans un éloge du tabac qui paraît hors de propos. La tirade joue cependant son rôle dans l’exposition, et cet éloge annonce la tonalité et l’un des thèmes essentiels de la pièce.

L’exposition

1/ L’action

En quelques mots, Molière parvient à donner au spectateur les éléments nécessaires à la compréhension de l’intrigue : le personnage qui s’exprime est un valet, qui évoque son « maître » ; celui-ci n’est pas nommé mais les références à ses frasques le font aisément reconnaître : il a « su toucher trop fortement » le cœur d’une femme, et le valet craint « qu’elle ne soit mal payée de son amour » : c’est bien Don Juan le libertin qui apparaît ici. On apprend aussi que cette femme s’appelle Done Elvire et qu’elle est venue chercher Don Juan qui l’a séduite puis abandonnée. Sganarelle s’adresse à un autre valet, Gusman. Les paroles de ce dernier sont répétées (« dis-tu ») et commentées (« veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ? ») : Molière a condensé les paroles afin d’informer le spectateur sans alourdir la scène. Enfin, l’action à venir se dessine : Sganarelle pense que son maître ne reviendra pas vers Elvire.

2/ La tonalité

Dom Juan de Molière est une comédie, même si l’auteur a détourné les codes du genre. Le spectateur s’attend donc à trouver du comique dans la pièce. Ce registre est présent dans cette première scène, même s’il diffère de celui des Italiens qui utilisaient le côté farcesque du valet : il repose ici sur le discours. Sganarelle se dévoile à travers ses paroles, et c’est un personnage comique qui s’offre aux regards des spectateurs. Il se lance en effet dans une argumentation, voulant impressionner Gusman, mais énonce des sottises : la référence à Aristote, si elle paraît savante, car ce philosophe grec était considéré dans le XVIIème siècle classique comme une autorité, est en fait ridicule, car le tabac n’existait pas dans l’Antiquité. De même, il inverse les causes et les effets : les « honnêtes gens » offrent du tabac car ils sont vertueux, aimables et prévenants, ce n’est pas le tabac qui « instruit les âmes », « apprend », « inspire des sentiments d’honneur et de vertu ». Cette inversion montre la grossièreté de Sganarelle, qui abaisse l’idéal de l’honnête homme du XVIIème siècle, cultivé, modéré et mondain : pour lui, l’honnête homme vit de compromissions, de politesse démonstrative, et de tabac.

Sganarelle apparaît dès ses premières paroles comme un être fat, inculte, et ridicule, ce qui le rend comique, et inscrit, avec son éloge paradoxal du tabac, la pièce dans le genre de la comédie. Il est à noter que la suite de la pièce révélera le caractère parodique de cette tirade : le spectateur s’aperçoit dans la scène suivante que Sganarelle utilise les mêmes procédés rhétoriques que son maître lorsqu’il fait un éloge paradoxal de l’inconstance, mais de façon maladroite et burlesque.

3/ Le thème de l’échange

Cet éloge paradoxal a aussi pour fonction de mettre en lumière l’un des thèmes essentiels de la pièce : la relation à autrui. Sganarelle insiste sur les « gens », « à droit et à gauche », « tout le monde » ; la thématique est celle de l’échange, et un metteur en scène peut faire précéder la tirade d’une offre de Gusman à Sganarelle pour la faire ressortir. Avec Don Juan, cette thématique sera constamment reprise, mais avec les femmes. Selon M. Serres, dans Le Parasite, la notion est alors inversée, Don Juan ne participant pas à l’échange en tant que tel, mais se contentant de prendre aux autres (surtout aux femmes), ou de donner au Pauvre, dans l’acte III, sans contrepartie : il casserait de cette manière l’ordre social établi, affirmant que la réciprocité n’est qu’un leurre.

Molière a donc présenté, de façon détournée, l’un des thèmes majeurs de sa pièce.

Molière réussit en quelques paroles à informer le spectateur sur les personnages et sur l’action, ainsi que sur la tonalité de la pièce. Mais l’éloge du tabac, morceau rhétorique inaugural, ne laisse pas de surprendre : aussi le spectateur est-il invité à entendre autrement ce discours. Nous allons étudier maintenant les enjeux réels de cet éloge du tabac.

Les enjeux de l’éloge du tabac

1/ L’opposition aux dévots

Molière, qui avait fustigé l’hypocrisie religieuse dans Tartuffe, l’avait chèrement payé, puisque après bien des déboires, sa pièce avait été interdite ; il ne s’est donc pas risqué dans Dom Juan, à attaquer ouvertement la religion. Il connaissait trop le pouvoir de la Compagnie du Saint Sacrement, association créée par Louis XIII en 1631, qui rassemblait l’élite des chrétiens influents et se proposait, sous couvert de bonnes œuvres, de restaurer la foi et la pratique la plus stricte du christianisme. Cet éloge du tabac semble cependant être une façon détournée de s’opposer aux dévots, dès la première scène, car l’usage du tabac avait été interdit par l’Eglise. Sganarelle, de plus, utilise un vocabulaire moral, avec l’ « honneur », et surtout la « vertu », par deux fois. C’est selon lui le tabac qui donne de la vertu à l’âme : il y là de quoi horripiler les dévots. La référence à Aristote peut aussi se comprendre

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