Le Médecin De Campagne
Note de Recherches : Le Médecin De Campagne. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoiresochées en quelques endroits qu’il ne se trouve plus ni fabriques, ni champs, ni chaumières. Séparées seulement par le torrent qui rugit dans ses cascades, les deux hautes murailles granitiques s’élèvent tapissées de sapins à noir feuillage et de hêtres hauts de cent pieds. Tous droits, tous bizarrement colorés par des taches de mousse, tous divers de feuillage, ces arbres forment de magnifiques colonnades bordées au-dessous et au-dessus du chemin par d’informes haies d’arbousiers, de viornes, de buis, d’épine rose. Les vives senteurs de ces arbustes se mêlaient alors aux sauvages parfums de la nature montagnarde, aux pénétrantes odeurs des jeunes pousses du mélèze, des peupliers et des pins gommeux. Quelques nuages couraient parmi les rochers en en voilant, en en découvrant tour à tour les cimes grisâtres, souvent aussi vaporeuses que les nuées dont les moelleux flocons s’y déchiraient. À
tout moment le pays changeait d’aspect et le ciel de lumière ; les montagnes changeaient de couleur, les versants de nuances, les vallons de forme : images multipliées que des oppositions inattendues, soit un rayon de soleil à travers les troncs d’arbres, soit une clairière naturelle ou quelques éboulis, rendaient délicieuses à voir au milieu du silence, dans la saison où tout est jeune, où le soleil enflamme un ciel pur. Enfin c’était un beau pays, c’était la France ! Homme de haute taille, le voyageur était entièrement vêtu de drap bleu aussi soigneusement brossé que devait l’être chaque matin son cheval au poil lisse, sur lequel il se tenait droit et vissé comme un vieil officier de cavalerie. Si déjà sa cravate noire et ses gants de daim, si les pistolets qui grossissaient ses fontes, et le portemanteau bien attaché sur la croupe de son cheval, n’eussent indiqué le militaire, sa figure brune marquée de petite-vérole, mais régulière et empreinte d’une insou-
ciance apparente, ses manières décidées, la sécurité de son regard, le port de sa tête, tout aurait trahi ces habitudes régimentaires qu’il est impossible au soldat de jamais dépouiller, même après être rentré dans la vie domestique. Tout autre se serait émerveillé des beautés de cette nature alpestre, si riante au lieu où elle se fond dans les grands bassins de la France ; mais l’officier, qui sans doute avait parcouru les pays où les armées françaises furent emportées par les guerres impériales, jouissait de ce paysage sans paraître surpris de ces accidents multipliés. L’étonnement est une sensation que Napoléon semble avoir détruite dans l’âme de ses soldats. Aussi le calme de la figure est-il un signe certain auquel un observateur peut reconnaître les hommes jadis enrégimentés sous les aigles éphémères mais impérissables du grand empereur. Cet homme était en effet un des militaires, maintenant assez rares, que le boulet a respectés, quoiqu’ils aient labou-
ré tous les champs de bataille où commanda Napoléon. Sa vie n’avait rien d’extraordinaire. Il s’était bien battu en simple et loyal soldat, faisant son devoir pendant la nuit aussi bien que pendant le jour, loin comme près du maître, ne donnant pas un coup de sabre inutile, et incapable d’en donner un de trop. S’il portait à sa boutonnière la rosette appartenant aux officiers de la Légion d’honneur, c’est qu’après la bataille de la Moskowa la voix unanime de son régiment l’avait désigné comme le plus digne de la recevoir dans cette grande journée. Il était du petit nombre de ces hommes froids en apparence, timides, toujours en paix avec eux-mêmes, de qui la conscience est humiliée par la seule pensée d’une sollicitation à faire de quelque nature qu’elle soit. Aussi tous ses grades lui furent-ils conférés en vertu des lentes lois de l’ancienneté. Devenu sous-lieutenant en 1802, il se trouvait seulement chef d’escadron en 1829, malgré ses moustaches grises ; mais sa
vie était si pure que nul homme de l’armée, fûtil général, ne l’abordait sans éprouver un sentiment de respect involontaire, avantage incontesté que peut-être ses supérieurs ne lui pardonnaient point. En récompense, les simples soldats lui vouaient tous un peu de ce sentiment que les enfants portent à une bonne mère ; car, pour eux, il savait être à la fois indulgent et sévère. Jadis soldat comme eux, il connaissait les joies malheureuses et les joyeuses misères, les écarts pardonnables ou punissables des soldats qu’il appelait toujours ses enfants, et auxquels il laissait volontiers prendre en campagne des vivres ou des fourrages chez les bourgeois. Quant à son histoire intime, elle était ensevelie dans le plus profond silence. Comme presque tous les militaires de l’époque, il n’avait vu le monde qu’à travers la fumée des canons, ou pendant les moments de paix si rares au milieu de la lutte européenne soutenue par l’empereur. S’était-il ou non soucié du
mariage ? la question restait indécise. Quoique personne ne mît en doute que le commandant Genestas n’eût eu des bonnes fortunes en séjournant de ville en ville, de pays en pays, en assistant aux fêtes données et reçues par les régiments, cependant personne n’en avait la moindre certitude. Sans être prude, sans refuser une partie de plaisir, sans froisser les mœurs militaires, il se taisait ou répondait en riant lorsqu’il était questionné sur ses amours. À ces mots : ― Et vous, mon commandant ? adressés par un officier après boire, il répliquait : ― Buvons, messieurs ! Espèce de Bayard sans faste, monsieur Pierre-Joseph Genestas n’offrait donc en lui rien de poétique ni rien de romanesque, tant il paraissait vulgaire. Sa tenue était celle d’un homme cossu. Quoiqu’il n’eût que sa solde pour fortune, et que sa retraite fût tout son avenir ; néanmoins, semblable aux vieux loups du commerce auxquels les malheurs ont fait une
expérience qui avoisine l’entêtement, le chef d’escadron gardait toujours devant lui deux années de solde et ne dépensait jamais ses appointements. Il était si peu joueur, qu’il regardait sa botte quand en compagnie on demandait un rentrant ou quelque supplément de pari pour l’écarté. Mais s’il ne se permettait rien d’extraordinaire, il ne manquait à aucune chose d’usage. Ses uniformes lui duraient plus longtemps qu’à tout autre officier du régiment, par suite des soins qu’inspire la médiocrité de fortune, et dont l’habitude était devenue chez lui machinale. Peut-être l’eût-on soupçonné d’avarice sans l’admirable désintéressement, sans la facilité fraternelle avec lesquels il ouvrait sa bourse à quelque jeune étourdi ruiné par un coup de carte ou par toute autre folie. Il semblait avoir perdu jadis de grosses sommes au jeu, tant il mettait de délicatesse à obliger ; il ne se croyait point le droit de contrôler les actions de son débiteur et ne lui parlait ja-
mais de sa créance. Enfant de troupe, seul dans le monde, il s’était fait une patrie de l’armée, et de son régiment une famille. Aussi, rarement recherchait-on le motif de sa respectable économie, on se plaisait à l’attribuer au désir assez naturel d’augmenter la somme de son bienêtre pendant ses vieux jours. À la veille de devenir lieutenant-colonel de cavalerie, il était présumable que son ambition consistait à se retirer dans quelque campagne avec la retraite et les épaulettes de colonel. Après la manœuvre, si les jeunes officiers causaient de Genestas, ils le rangeaient dans la classe des hommes qui ont obtenu au collége les prix d’excellence et qui durant leur vie restent exacts, probes, sans passions, utiles et fades comme le pain blanc ; mais les gens sérieux le jugeaient bien différemment. Souvent quelque regard, souvent une expression pleine de sens comme l’est la parole du Sauvage, échappaient à cet homme et attestaient en lui les orages de l’âme. Bien étudié,
son front calme accusait le pouvoir d’imposer silence aux passions et de les refouler au fond de son cœur, pouvoir chèrement conquis par l’habitude des dangers et des malheurs imprévus de la guerre. Le fils d’un pair de France, nouveau venu au régiment, ayant dit un jour, en parlant de Genestas, qu’il eût été le plus consciencieux des prêtres ou le plus honnête des épiciers. ― Ajoutez, le moins courtisan des marquis ! répondit-il en toisant le jeune fat qui ne se croyait pas entendu par son commandant. Les auditeurs éclatèrent de rire, le père du lieutenant était le flatteur de tous les pouvoirs, un homme élastique habitué à rebondir au-dessus des révolutions, et le fils tenait du père. Il s’est rencontré dans les armées françaises quelquesuns de ces caractères, tout bonnement grands dans l’occurrence, redevenant simples après l’action, insouciants de gloire, oublieux du danger ; il s’en est rencontré peut-être beaucoup plus que les défauts de notre nature ne permet-
traient de le supposer. Cependant l’on se tromperait étrangement en croyant que Genestas fût parfait. Défiant, enclin à de violents accès de colère, taquin dans les discussions et voulant surtout avoir raison quand il avait tort, il était plein de préjugés nationaux. Il avait conservé de sa vie soldatesque un penchant pour le bon vin. S’il sortait d’un repas dans tout le décorum de son grade, il paraissait sérieux, méditatif, et il ne voulait alors mettre personne dans le secret de ses pensées. Enfin, s’il connaissait assez bien les mœurs du monde et les lois de la politesse, espèce de consigne qu’il observait avec la roideur militaire ; s’il avait de l’esprit naturel et acquis,
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