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Diderot : supplément au voyage de Bougainville

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t un ensemble thématiquement cohérent : Ceci n’est

pas un conte, Mme de la Carlière, le Supplément ou encore l’Entretien d’un père avec ses

enfants ou l’Entretien avec la Maréchale de***. Tous ces textes examinent, sous des formes

différentes — dialogues, récits, réflexions philosophiques — la question des mœurs, des

relations physiques, morales et civiles entre les sexes, la critique des lois et de la religion.

Le Supplément offre en quelque sorte une synthèse de ces interrogations dans un dialogue

plein d’esprit, à l’allure désinvolte et primesautière, mais en réalité très profond et sérieux,

entre deux personnages, A et B.

Remarquons tout de suite qu’il est inutile de chercher qui de A ou de B est Diderot. Diderot

c’est toujours A et B, leur dialogue est le dialogue constant que Diderot ne cesse de mener

avec lui-même (ou avec ses amis) et qu’il met en scène pour que nous le menions à notre tour

entre nous et nous-mêmes ou avec nos amis.

1La pensée de Diderot comme son écriture présentent toujours deux caractères qui en rendent

la lecture attractive et plaisante :

- 1) Diderot pense en marchant et écrit en sautant. Son écriture est extravagante, au sens

littéral, parce que sa pensée ne progresse pas déductivement, elle évolue par bonds, par échos,

par circonvolutions, puis tout à coup … une fulgurance. Et il nous faut suivre, associer des

observations faites ici à des thèses énoncées là mais aussitôt contredites, et pourtant reprises,

etc… Tout cela suit cependant un chemin qui nous conduit, l’air de rien, inéluctablement de

problèmes en problèmes vers la résolution des questions les plus difficiles auxquelles tout un

chacun se trouve confronté s’il s’intéresse à la condition humaine et à la condition sociale.

- 2) Mais, et c’est là la deuxième caractéristique de l’écriture de Diderot, elle met en scène les

difficultés et les contradictions de la pensée, elle nous conduit au bord des solutions et,

lorsqu’on croit les tenir, ces solutions, voilà que Diderot nous abandonne à nous-même, nous

laisse seul avec notre propre pensée et nos interrogations, comme s’il nous disait : « j’ai

débroussaillé le chemin, je vous ai perdu mais je vous ai aussi ramené aux vraies questions, et

maintenant … à vous de jouer. Je ne vous dirai pas ce qu’il faut penser, je vous laisse penser

ce que vous pensez qu’il vous faut penser. C’est votre affaire. »

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Cela signifie que Diderot n’est pas un « Maître à penser », un maître de conscience, un

dogmatique. C’est un pédagogue (celui qui conduit vers le jugement) mais pas un Maître (qui

donne des leçons de vérité ou de sagesse, qui dispense des savoirs). Seul l’exercice libre de

notre pensée, en première personne, peut nous libérer des tyrans et éclairer le public. Il y a un

scepticisme de Diderot qui est sa manière d’être dans la critique sans jamais être dans

l’autorité, sans jamais occuper la position du maître.

A mes yeux, c’est cela, cette modestie de la pensée jointe à la radicalité de la critique, cet

amour de la liberté grâce auquel il s’interdit d’asséner des vérités toutes faites, joint au désir

d’émancipation, c’est cela dis-je, qui fait de Diderot un grand et sympathique écrivain autant

qu’un grand et précieux philosophe.

Alors, dans le Supplément au voyage de Bougainville, de quoi s’agit-il ?

D’une critique radicale de la société civilisée – société européenne — du XVIII°, critique

énoncée par confrontation de cette société policée, développée, sophistiquée, avec une société

naturelle, simple, cohérente avec elle-même, celle de Tahiti qui, elle, suit les seules lois de la

nature. Et pour entreprendre cette critique, Diderot va nous raconter une étrange histoire, il va

nous rapporter les propos que tiennent deux promeneurs, A et B, à propos du compte rendu

que Bougainville a fait de son voyage autour du monde.

Le prétexte au dialogue est le suivant.

Le 15 novembre 1766, deux vaisseaux quittent le port de Nantes pour un tour du monde, une

frégate, La Boudeuse, et une flûte, l’Etoile. Louis Antoine de Bougainville commande

l’expédition, il vogue sur La Boudeuse. Les deux navires traversent l’Atlantique, longent la

côte orientale de l’Amérique du sud, passent le détroit de Magellan le 5 décembre 1767 et

arrivent en vue de Tahiti le 1

er

avril 1768, où ils restent au mouillage une dizaine de jours. De

2là, ils font voile vers le cap de Bonne-Espérance qu’ils passent en janvier 1769 : la Boudeuse

accoste à Saint-Malo le 16 mars, l’Etoile à Rochefort un peu plus tard, le 24 avril 1769. Deux

ans plus tard, le récit de ce voyage est publié. Il connaît un grand retentissement entre autre

parce que Bougainville avait ramené un Tahitien avec lui, Aotourou, que toute la bonne

société métropolitaine voulait rencontrer. Et puis il avait évoqué l’île de Tahiti comme une île

en grande partie dédiée au plaisir sexuel.

Diderot a lu le récit de Bougainville, il en fit même un compte rendu pour la correspondance

littéraire de Grimm que ce dernier ne publie pas. Il en profite pour l’augmenter et en faire une

œuvre à part entière dans laquelle il va se servir des propos de Bougainville. Il écrit un

Supplément qui sera centré sur l’île de Tahiti que Bougainville avait décrite comme la

nouvelle Cythère, cette île paradisiaque où les amours sont libres et la vie sexuelle tout entière

naturelle, constamment sollicitée en public comme une marque de joie et de sérénité.

Qu’est-ce qu’un supplément ?

Un supplément n’est pas un complément — ni un complément anthropologique à l’enquête

menée par les navigateurs, ni un complément philosophique aux théories de l’état de nature

qui abondent au XVIII siècle et dont celle de Rousseau est la plus célèbre. Il ne s’agit pas

pour Diderot de compléter les descriptions anthropologiques qu’offre le récit de Bougainville,

il n’a jamais mis les pieds à Tahiti. Mais il ne s’agit pas non plus pour lui de fournir quelque

spéculation philosophique sur l’état de nature, elle n’aurait aucun fondement anthropologique

et serait sans valeur. Le Supplément ne complète rien : il ajoute. Il ajoute un autre texte à un

récit — texte que Diderot fait passer pour un supplément non publié écrit par Bougainville

lui-même —, et il le présente cet ajout sous la forme d’un dialogue à propos de ce récit et de

ce texte.

Cet ajout a valeur d’interprétation. Le Supplément est une double interprétation : c’est d’abord

une interprétation de la nature (c’est le titre d’un ouvrage de Diderot : Pensées sur

l’interprétation de la nature) ; c’est ensuite une interprétation de la société. Diderot va

interpréter la société tahitienne qui est une société naturelle pour pouvoir interpréter la société

européenne qui est une société

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