Le portrait de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir
Commentaire de texte : Le portrait de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et MémoiresPar Slegendre • 2 Janvier 2025 • Commentaire de texte • 2 392 Mots (10 Pages) • 18 Vues
Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen-Âge au XXIe siècle
Parcours : « Personnages en marge, plaisirs du romanesque ».
Lecture linéaire n° 9 : « L’apparition de Julien Sorel dans l’univers romanesque » ; Le Rouge et le Noir de Stendhal (1830) ; livre premier, chapitre IV.
1 5 10 15 20 25 | [En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor1 ; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient2 les troncs de sapin, qu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n'entendirent pas la voix de leur père.] [Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l'aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même.] [Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement3 sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien : un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte5, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds4 plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il tombait. - Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre, qu’il adorait.] |
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1. Voix de stentor : voix puissante, qui porte loin.
2. Equarrissaient : taillaient.
3. Lestement : avec agilité.
4. Douze ou quinze pieds : entre 1,50 et 1,80 mètre.
5. Calotte : petit bonnet rond qui ne couvre que le haut du crâne.
Éléments d’introduction :
Lorsqu’il paraît le 13 novembre 1830 à Paris, Le Rouge et le Noir choque la majeure partie de la critique car il ne ressemble à aucun roman existant. Mais il s’impose dans les décennies qui suivent comme une œuvre majeure de la modernité. Sa postérité dans l’histoire littéraire est immense, tant il fut novateur sur le plan esthétique et stimulant sur le plan intellectuel. En effet, il annonce à bien des aspects le mouvement du réalisme, qui s’imposera en France au milieu du XIXè siècle.
Au moment où débute notre passage, Julien Sorel n’a pas encore été présenté au lecteur. Mais nous en avons entendu parler : nous savons qu’il est le fils d’un charpentier et qu’il excelle en latin. Ici, son père vient lui annoncer que le maire de la ville, M. de Rênal, veut l’embaucher comme précepteur pour ses deux fils. Mais Julien n’est pas à la place qu’il est censé occuper à la scierie ; il est perché sur une poutre en train de lire.
Projets de lecture : quel portrait est-il proposé de Julien Sorel, le personnage principal du roman, lors de son apparition dans l’univers romanesque ? / Comment le héros du roman apparaît-il au lecteur ? En quelle mesure Julien Sorel est-il un personnage en marge ? …
Mouvements du passage :
- Premier mouvement : De « En approchant de son usine » à « la voix de leur père. » (L. 1 à 5) : Irruption dans une famille de géants.
- Deuxième mouvement : De « Celui-ci se dirigea vers le hangar » à « il ne savait pas lire lui-même. » (L. 6 à 12) : Julien, le lecteur caché.
- Troisième mouvement : De « Ce fut en vain » à « qu’il adorait. » (L. 13 à 26) : Julien, un fils maltraité par son père.
Premier mouvement : De « En approchant de son usine » à « la voix de leur père. » (L. 1 à 5) : Irruption dans une famille de géants.
a) une famille de géants
Dès la première ligne, le père de Julien Sorel est présenté comme un homme puissant, de même que le sont ses fils aînés. On peut relever le champ lexical de la force, de la démesure / On relève en effet les caractérisations des personnages suivantes : « voix de stentor » (l. 1) et « espèces de géants » (l. 2). Cette caractéristique de puissance et de force est accentuée par les actions des fils qui, « armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs des sapins, qu’ils allaient porter à la scierie ». Le lecteur a l’impression de découvrir des géants en train de couper du bois ! Tout ce qui se rapporte à eux est de l’ordre du gigantesque : « des copeaux énormes. » (Ligne 5) Les fils aînés du père Sorel sont si absorbés par leur activité physique, qu’ils n’entendent pas leur père les appeler ; on relève la phrase déclarative à la forme négative : « Ils n’entendirent pas la voix de leur père » (l. 5-6) : c’est une négation totale. Il en ira de même pour Julien un peu plus tard, mais dans une sorte de situation en miroir inversé.
b) un fils absent
- Analyse des deux négations des lignes 1 et 2 :
- personne ne répondit : négation grammaticale partielle : la négation porte sur le sujet de la proposition, exprimé par le pronom indéfini « personne ». Ce pronom met l’accent sur l’absence de Julien, car comme c’est lui que son père vient d’appeler, c’est lui qui devrait répondre.
Il ne vit que ses fils aînés : négation grammaticale restrictive, qui elle aussi insiste sur l’absence de Julien : le père Sorel voit seulement ses deux fils aînés, or c’est Julien qu’il cherche !
=> Julien n’est pas à la bonne place, n’a pas la posture du bon fils, ne répond pas à son père qui l’appelle : ceci est révélateur et sera confirmé par la suite de l’extrait.
Deuxième mouvement : De « Celui-ci se dirigea vers le hangar » à « il ne savait pas lire lui-même. » (L. 6 à 12) Julien, le lecteur caché.
a) Julien, un fils désobéissant
Lorsque le père Sorel arrive dans le hangar, il découvre que Julien n’est pas à sa place. L’adverbe « vainement » (l. 6) marque son incapacité à le trouver au premier coup d’œil, tandis que le verbe conjugué au conditionnel passé : « la place qu’il aurait dû occuper » (l. 7) vient marquer la désobéissance de Julien. Cette idée sera retrouvée quelques lignes plus loin avec l’expression : « Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme… » introduite par la locution prépositionnelle « au lieu de » (l. 8-9), qui rappelle qu’il n’a pas fait ce qu’on lui avait demandé. Le personnage que l’on découvre est donc un fils désobéissant.
b) Julien occupe une place à part au sein la famille
- Déjà, physiquement, Julien n’est pas avec ses frères, il n’est pas dehors en train de couper du bois mais dans le hangar, à l’intérieur : « [Son père] se dirigea vers le hangar » (l. 6). Il est donc, d’emblée, différent, à part, mis à l’écart, en marge.
Quand son père le découvre, Julien est perché sur une poutre, dans une situation qui le place en position de supériorité par rapport à son père : « Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut » (l. 7), comme si symboliquement, Julien voulait s’élever à la fois intellectuellement et surtout s’élever dans la société, s’extraire de la situation sociale d’origine.
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