Corneille, Oedipe, acte v, scène 8
Commentaire de texte : Corneille, Oedipe, acte v, scène 8. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et MémoiresPar Andalieda • 18 Novembre 2018 • Commentaire de texte • 2 425 Mots (10 Pages) • 1 400 Vues
Introduction :
Le XVIIe siècle marque l’un des âges d’or du théâtre français. Sa richesse, épaulée par le pouvoir, a transporté ses histoires jusqu’à notre époque. Ces mêmes histoires étaient inspirées d’une autre époque, un autre âge d’or du théâtre, européen cette fois-ci : l’Antiquité. Source de nombreux mythes encore revisités aujourd’hui, elle a sacré celui d’Œdipe parmi ces légendes immortelles. Pierre Corneille, dramaturge classique à la trajectoire pourtant peu classique en raison de ses premières inspirations sensiblement baroques, a fait jouer en 1659 sa version du Œdipe de Sophocle dont nous étudierons un extrait, précisément le dénouement, qui débute à la huitième scène de l’acte V par l’annonce de la mort de la malheureuse reine Jocaste, maudite par le sort contre lequel elle avait pourtant œuvré. En effet, son fils, Œdipe, dont elle avait commandité la mort, aura survécu contre toute attente et tué son père, Laïus, l’ancien mari de Jocaste, pour devenir son nouveau. Ainsi aura-t-il accompli la prophétie incestueuse à laquelle il était destiné. Au début du passage entre Nérine, dont le souffle court trahit la terrible nouvelle dont cette dernière est porteuse. Son récit du suicide de la reine, en accord avec la règle de bienséance, est au summum de l’intensité réclamée par la tragédie classique. En ce sens, nous nous efforcerons de prouver en quoi ce dénouement est conforme et fidèle à la tragédie classique.
Lors d'un premier mouvement, nous étudierons de quelle façon l'extrait respecte les codes de la tragédie classique. Ensuite, nous nous attarderons sur l'omniprésence du registre tragique. Enfin travaillerons nous la déresponsabilisation des personnages face aux puissances qui gouvernent leur sort.
Développement :
La tragédie classique a ceci de particulier qu'elle constitue un genre extrêmement codifié. Par respect pour le travail accompli par les dramaturges de l'Antiquité, tels Sophocle ou Eschyle, mais surtout pour celui accompli ensuite par Aristote dans sa Poétique, les auteurs français du XVIIe siècle reprennent et intensifient les règles établies. Ici, la bienséance sociale du texte est conforme aux attentes. Effectivement, Nérine, simple suivante, ne manque pas à la déférence qu'elle doit à la noblesse, et notamment à la princesse Dircé qu'elle nomme « Madame » (v. 1) dès l'entame de la scène ; cette dernière marque quant à elle sa supériorité par le tutoiement : « Que veux-tu, Nérine ? » (v. 2). Ces deux apostrophes permettent ainsi au spectateur d'identifier aisément les classes sociales de chacun des personnages.
De même que la bienséance sociale est maintenue, la bienséance morale l'est également. Les premiers mots de Nérine préparent le spectateur à l'annonce de la mort de la reine, d'une part via la multiplicité des aposiopèses : « Madame... », ou encore : « La reine... » (v. 3) qui laisse entendre une nouvelle difficile à formuler d'une traite ; qui plus est, l'interjection « Hélas ! » au même vers, présage elle aussi l'irruption d'un malheur. Le récit des suicides consécutifs de Phorbas et de la reine Jocaste, quoiqu'il témoigne de la violence de leurs gestes, permet à l'auteur de demeurer en conformité aux règles. Le choc est atténué par la succession des prosopopées suivantes : « "Si j'ai sauvé […] objet plein d'horreur" » (v. 21-30) et « "Allez dire à Dircé […] un sang si malheureux" » (v. 50-54).
Corneille, lui-même descendant indirect de Sophocle, rend hommage au travail de son illustre prédécesseur en dissimulant lui-même la mort de la reine par le biais d'un messager. De même, il renoue avec les origines de la tragédie en présentant les morts comme un « sacrifice » (v. 29) nécessaire au rachat de leur faute. Le caractère mimétique conjugué à la comparaison de Jocaste à Phorbas insiste sur cette dimension majeure : « Du mort qu'elle contemple [la reine] imite la rage / Se saisit du poignard et de sa propre main, / A nos yeux comme lui s'en traverse le sein » (v. 44-46). De plus, Corneille opère à un jeu sémantique par le choix du verbe contempler dont l'étymologie (faire temple avec) renvoie aux religions polythéistes de l'Antiquité précisément célébrées dans des temples. Ainsi Phorbas et Jocaste sont-ils unis dans la raison de leur geste.
C'est donc un hommage au tragédien originel et à la tragédie des origines auquel se livre Pierre Corneille à travers cette scène dont la violence tragique est certes atténuée, mais n'en est pas moins intense pour autant.
Le registre tragique est omniprésent dans cet extrait de la scène VIII de l'acte V d'Œdipe. L'instant, faut-il le souligner, s'avère crucial : il s'agit du début du dénouement de la pièce. Aussi l'intensité va-t-elle donc crescendo, cédant à un rythme haletant, d'abord lors des stichomythies qui constituent la première partie du passage (v. 1-10), marquées par deux questions rhétoriques (« Même aux yeux du roi son désespoir la tue ? » (v. 9) ; « Jusques où portez-vous […] votre injuste courroux ! » (v. 7-8)), trois interjections (« Quoi ? » (v. 9 et 15) par deux fois ; et « Hélas ! » (v. 3)) et deux aposiopèses (« Par un prompt désespoir... » (v. 6) ; « Ce monarque n'a pu... » (v. 10)) qui rendent compte du choc vécu par les personnages ; ensuite lors de la tirade de Nérine (v. 16-54), laquelle rend plus vivant les deux suicides dont elle est ici le témoin. En effet, l'enjambement « Cet arrêt qu'à nos yeux lui-même il se prononce / Est suivi d'un poignard qu'en ses flancs il enfonce. » (v. 31-32) ou encore la gradation « Mais enfin tout à coup sans changer de visage, / Du mort qu'elle contemple elle imite la rage, / Se saisit du poignard et de sa propre main, / A nos yeux comme lui s'en traverse le sein. » (v. 43-46) confèrent une force supplémentaire au tragique du propos. Nérine semble elle-même transportée par son propre récit.
Autant que le rythme, le lexique utilisé est lui aussi d'une intensité notable. Les champs lexicaux de la passion (« malheurs » (v. 13) ; « pitié » (v. 23) ; « rage » (v. 44) ; « colère » (v. 47) ; « affligées » (v. 40) ; « inceste » (v. 27)) et de la fatalité (« injuste courroux » (v. 8) ; « désespoir » (v. 9 et 25) ; « funeste » (v. 16) ; « prémédité » (v. 33) ; « ciel » (v. 24)) s'entremêlent tout au long de l'extrait. Le spectateur est immergé dans les registres tragique et pathétique, et le caractère hyperbolique de certaines occurrences, comme « pressantes douleurs » (v. 12), « plein d'horreur » (v. 30), « si malheureux » (v. 54), « si grands malheurs » (v. 13) ou encore « sacrifice », « innocente » (v. 29) et « impitoyables dieux » (v. 8) n'est pas sans nous évoquer la « tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie » que prône Jean Racine dans sa préface de Bérénice.
Au-delà des mots pris de façon individuelle, un certain nombre de constructions sont établies selon un jeu d'opposition, lequel traduit l'extrémité dans laquelle Phorbas et Jocaste se sont jetés à corps perdu. Plusieurs antithèses se détachent, notamment : « L'excès de sa douleur la fait croire insensible » (v. 35), témoignage de la violence de la sidération étreignant la reine ; mais surtout : « Du mort qu'elle contemple elle imite la rage » (v. 44) qui transcrit la violence du geste de Phorbas, toujours vivante après sa mort ; le passage de la passivité « contemple » à l'activité « imite », nous invite même à considérer la présence d'une seconde antithèse ; en outre, la disposition des éléments grammaticaux rend le vers chiasmatique. Cet effet miroir permet d'illustrer la sensation d'un acte mimétique. L'ultime prosopopée qui fait entendre la voix de Jocaste par la bouche de Nérine renferme elle aussi deux oppositions : l'oxymore « glorieux asile » (v. 52), expression d'un paradoxe qui se prolonge dans l'hypothèse « Si toutefois Thésée est assez généreux / Pour n'avoir point horreur d'un sang si malheureux. » (v. 53-54). Leur association induit la perspective d'une fin salvatrice pour Dircé ; Jocaste devient ainsi l'incarnation de l'héroïsme cornélien grâce à son sacrifice aux accents de triomphe.
Même si la reine retrouve de sa gloire perdue dans la force de son choix, le texte laisse penser que celui-ci n'est aucunement sien. L'intensité du rythme et du propos est ici telle que les personnages eux-mêmes ont l'air physiquement et émotionnellement dépassés par les événements.
Lors de cette scène, nous assistons peu à peu à la déresponsabilisation des personnages, notamment Phorbas et Jocaste, absents certes, mais ô combien présents grâce au récit de la suivante – au point d'en faire oublier Dircé et Thésée. Les parties du corps et les sentiments sont détachés des protagonistes à de nombreuses reprises, comme autant d'autres acteurs qui les suppléeraient dans leur impuissance, y compris à celle de Nérine, témoin malheureux des deux morts. Les champs lexicaux correspondant jalonnent précisément sa tirade ; d'une part le corps : « sa main » (v. 14), « ma main » (v. 28), « les bras » (v. 48), « son cœur » (v. 37), « nos yeux » (v. 46), « visage » (v. 43), « genoux » (v. 19), « sang » (v. 54), « le sein » (v. 46) et « flancs » (v. 32), d'une autre les émotions : « désespoir » (v. 9 et 25), « déplaisirs » (v. 41), « peine » (v. 5) , « colère » (v. 47), « rage » (v. 44), « pitié » (v. 27), « malheureux » (v. 54). Trois de ces occurrences constituent des métonymies : « les bras » pour la capacité de réaction, « son cœur » pour les émotions de la reine, et « un sang » pour un héritage, et trois autres forment des synecdoques : « sa main » et « ma main » pour Phorbas lui-même et « nos yeux » pour le regard des personnes présentes au moment des suicides. Les personnages semblent ainsi victimes de leur chair et de leurs émois.
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