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"Les ponts" de Rimbaud

Commentaire de texte : "Les ponts" de Rimbaud. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoires

Par   •  10 Décembre 2021  •  Commentaire de texte  •  2 168 Mots (9 Pages)  •  1 018 Vues

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LES PONTS

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Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives chargées de dômes s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D'autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d'autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics ? L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. — Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.

Arthur Rimbaud, Les Illuminations, XIV (publication en 1886).

Verlaine évoque, dans une lettre à Edmond Lepelletier de septembre 1872, les ponts métalliques de Londres : "Ponts véritablement babyloniens, avec des centaines de piles en fonte, grosses et hautes comme feu la colonne [il s'agit de la colonne Vendôme abattue sur l'ordre de Courbet au moment de la Commune de Paris] et peintes en rouge sang." C’est peut-être bien d’une "impression" captée à Londres (ou pas) qu’il s’agit également dans « Les Ponts » de Rimbaud : elle prend la forme, dans la brume, d'une fantasmagorie à laquelle un rayon de jour cru met fin. Que représente ce poème ? Au-delà des réalités de départ, le tableau se fait architecture, mais la vision semble s’effacer à mesure qu’elle se développe…

Le référent

Ce poème invite à mener une enquête sur le monde réel qui pourrait en être la source, en particulier du fait de l’article défini au pluriel dans le titre, ce qui est un cas unique dans Les Illuminations. L’hypothèse communément admise est qu’il nous parle de Londres. Les dernières maisons bâties sur le Pont de Londres furent démolies au XVIIIe siècle, on voit ces "masures" représentées avec les dômes de la cathédrale Saint Paul sur des gravures anciennes qui ont peut-être inspiré Rimbaud. On peut aussi supposer qu’il a vu défiler des musiciens en "veste rouge", et entendu jouer en plein air des "hymnes publics" : ce spectacle d'allure désuète évoque assez Londres, comme en témoigne Verlaine le 10 novembre 1872 à propos de l'intronisation du Lord-Maire. Enfin, l'eau "large comme un bras de mer" est sans doute la Tamise, "grise et bleue", fleuve et mer ; les "dômes", la cathédrale Saint-Paul ; les ponts avec leurs filins et cordages, London Bridge. Même les hésitations ("on distingue [...] peut-être") peuvent s'expliquer par les effets de flou du fameux fog. On peut encore associer l'enchevêtrement des architectures d'acier aux fêtes et bribes musicales de la fin, échos d'orchestres divers, et repenser à la grande euphorie des sciences et techniques qui en 1851 et 1862 à Londres, en 1855 et 1867 à Paris, en 1873 à Vienne, aboutit à des Expositions Universelles marquées par ces armatures métalliques. Verlaine et Rimbaud ont vu, quelques années après celle de Londres, ce qui en était resté sur place — pavillons, Crystal Palace, ponts. Cependant, on peut aussi bien reconnaître les "dômes" et les ponts de Venise, "bombés" — Pont des Soupirs — ou "droits" ; d'ailleurs, le mot "canal" figure dans le texte et les fêtes vénitiennes, le carnaval, l'Opéra de la Fenice seraient alors évoqués dans la seconde partie du texte ("mâts", "signaux", musique et costumes)… – et l’anéantissement final marquerait la fin de la bamboche des Fêtes galantes !

Toutefois, une autre perspective de lecture se fonde sur une convergence d’indices lexicaux : l'article défini inusuel du titre, le mot "ciels" au pluriel (terme de peinture), "dessin", "figures", renvoient à l'univers de la représentation, plutôt qu’à celui des choses directement vues. Rimbaud serait-il parti d'un ensemble déjà composé, d'un tableau de référence ? Un Turner pour Londres, un Guardi pour Venise (sans parler des architectures de Piranèse). Cette évocation par la prose poétique du mode de représentation pictural, et donc cette traduction d'un art par un autre, est certaine, mais la grande souplesse des indices invite à supposer que Rimbaud part d'un archétype de la peinture de paysage urbain, et non d'un tableau déterminé. Toutes ces propositions d'identification du référent ne répondent qu'à la question de la source du texte, mais comme en peinture, l'objet est ici un prétexte, et le traitement que l'artiste lui réserve indique ce qu'il veut dire. La question se déplace donc vers le "fonctionnement" du texte, et vers les raisons de l'anéantissement final dans une "comédie"…

Un tableau ?

Le "Je" qui regarde, absent au début, reste observateur effacé, extérieur, sa présence est seulement suggérée. Au départ, on ne trouve pas non plus de structure temporelle : le texte n'est pas situé, sauf par l’adverbe "encore", et le temps est comme figé, suspendu. Les verbes pronominaux au présent notent des processus qui ont lieu dans une durée indéterminée : c'est l'espace qui organise la composition du texte, comme dans une œuvre picturale. De fait, l’espace visuel correspond à celui d'un tableau, comme le suggèrent l'article défini du titre qui pourrait aussi bien être un titre de tableau, le lexique, les formes ("longs", "larges", "droits", "bombés", "obliquant", "descendant", etc.). Cette géométrie dénote une composition : par les "circuits", la vue se boucle sur elle-même, peut-être par le reflet des ponts dans l'eau du canal. On peut encore relever les couleurs (le rouge, les tons de "gris" et de bleu), les transparences du "cristal", la lumière des "circuits éclairés", les effets d'eau et de reflets, le "rayon blanc".

Cependant, même le mouvement entre dans ce cadre, via les verbes marquant l’accomplissement en cours, la progressivité : "s'amoindrissent", "se renouvelant", "s'abaissent" — l'action, par la forme pronominale, revient sur le sujet, seuls agissent les lignes et les formes... Ce tableau est donc d’un genre particulier, car on assiste à la dissolution de la représentation statique, qui est peu à peu prise dans un mouvement de plus en plus fort, puis effacée, incertaine jusqu'à la dissolution finale. L'instauration du mouvement dans le tableau immobile se fait par le passage de phrases nominales ou chargées de participes présents à des phrases verbales, à partir de "s'abaissent", "s'amoindrissent". Le tableau s'anime sous nos yeux, se met en marche, ce qui peut faire songer à une transposition des effets du cosmorama, du diorama, ou de la lanterne magique. Celui qui regarde et décrit la scène, jusqu'alors absent, seulement suggéré par "ceux- ci"/"ceux-là" qui supposent un sujet situé hors champ, se manifeste progressivement dans le cadre ; les interrogations, les démonstratifs ("cette comédie") trahissent une subjectivité pour laquelle et peut-être par laquelle tout s'anime. Quand on passe du visuel à des impressions auditives (l. 7-8), c'est-à-dire quand on sort du cadre du tableau, à ce moment, la vue se brouille comme si les deux plans ne pouvaient être nets en même temps.

Du côté du tableau et du spectacle, donc, un décor et des personnages auxquels renvoie le terme final de "comédie" ; du côté de la "vision", la métamorphose s’opère à travers la mise en mouvement, mais aussi l’effacement. La deuxième phrase, très longue, qui bute finalement sur deux verbes marquant déjà une diminution, tente par sa syntaxe heurtée de rendre un enchevêtrement initial difficile à déchiffrer. Puis "quelques-uns", "d'autres" et les articles indéfinis ("des mâts, des signaux, de frêles parapets" alors qu'on avait des articles définis dans la seconde phrase) introduisent l'incertitude, qui va croissant (interrogatives, accumulations d'hypothèses très distantes voire antithétiques présentées comme toutes aussi probables, verbe "distinguer", modalisateur "peut-être"). Depuis "s'abaissent" et "s'amenuisent", tout s'évanouit : les "parapets" sont "frêles", tout est léger, et les accords sont "mineurs" ; enfin les airs de musique parviennent

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