Le fleuve gelé
Fiche de lecture : Le fleuve gelé. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et MémoiresPar Virge • 24 Novembre 2022 • Fiche de lecture • 5 520 Mots (23 Pages) • 245 Vues
Le fleuve gelé
Le Zanskar est un ancien royaume oublié par le temps, mais bien connu des dieux : on l'appelle aussi Cho Yul, le pays de la religion. Nichées à 3 500 mètres derrière le Grand Himalaya, dans l'État indien du Jammu et Kashmir, les trois vallées du Zanskar sont difficilement accessibles. Franchissant le col du Pensi à 4 200 mètres, une piste vaguement carrossable relie les premiers villages du Zanskar à la tortueuse route de montagne qui mène à Srinagar ou à Leh, situés à 480 kilomètres. Mais la neige et les avalanches isolent le Zanskar plus de huit mois par an.
Les dix mille habitants du Zanskar ont à peine trois mois d'été pour faire leurs réserves d'orge et de fourrage. L'hiver est interminable ; il fait moins trente degrés et les familles se retranchent dans une pièce, au centre de leur maison de torchis. Sans bois pour se chauffer, il fait à peine deux degrés à l'intérieur. La neige bloque tous les chemins, il est impensable de chercher à sortir de son village. Au plus froid de l'hiver, cependant, un passage permet aux plus intrépides de rejoindre le Ladakh par un canyon : le fleuve. En janvier, ses bords se figent et la glace supporte le poids d'un homme. Le fleuve Zanskar s'appelle alors Tchadar : le fleuve gelé. A la fin février, la glace se brise, le Tchadar se disloque et le pays est à nouveau isolé par la neige jusqu'à l'été ou presque.
Long de 150 kilomètres, le Tchadar se fraie un chemin tortueux dans un dédale des montagnes pour rejoindre l'Indus. L'astrologue détermine la date la plus propice pour s'engager dans les gorges. mais personne ne peut prédire comment se fera le voyage. Les glaces sont très instables, elles peuvent se rompre, à tout moment. Lorsqu'il est impossible de longer le fleuve les voyageurs doivent escalader les parois ou attendre des jours, coincés sur une berge, que les glaces se reforment ; pour autant qu'elles se reforment... Le voyage dure huit jours, parfois quinze , on peut aussi ne jamais en revenir : tout dépend de l'humeur des démons.
UN MONDE HORS DU MONDE
C'est dans ce monde hors du monde que j'ai connu, il y a plus de quinze ans, Lobsang et Dolma, un couple de jeunes paysans. Nous avions à peu près le même âge. Il est des amitiés qui ne s'expliquent guère : nous avons été heureux ensemble. Lobsang pensait qu'il y avait un lapin sur la lune et que tout le monde buvait du thé beurré salé. Au Zanskar, rares étaient ceux qui sortaient de leur village et j'en avais ébloui certains par la qualité de mes chaussures : « Tu couds bien, toi », m'avait-on dit. J'avais eu de la peine à expliquer que des machines faisaient mes chaussures, que je ne possédais ni yak, ni champs d'orge. Personne ne comprenait comment je pouvais vivre.
Mariés depuis cinq ans, Lobsang et Dolma se lançaient courageusement dans la vie, cultivant leurs trois champs auprès de leur maison, à Tahan, et veillant comme ils pouvaient à leur troupeau de chèvres : à l'alpage, les léopards des neiges décident souvent du sort des troupeaux. Lobsang et Dolma, à cette époque, avaient deux enfants Tenzin Motup, l'aîné, bientôt trois ans, et Tenzin Diskit, qui venait de naître.
A 3 600 mètres, la. famille vit dans une petite maison au toit plat bordé de drapeaux de prières, isolée tout au fond d'un vallon dominant la grande plaine, en face de la chaîne himalayenne. De Tahan, on n'entend que le vent dans les herbes et parfois le chant d'un enfant derrière son troupeau de chèvres.
Lorsque j'ai connu Lobsang, je cherchais un Zanskari qui puisse m'aider à passer un col que je ne connaissais pas, celui du Shingu, à 5 100 mètres, et m'accompagne jusqu'au Lahaul, avec son cheval. Jamais Lobsang n'était allé aussi loin dans sa vie ; son cheval non plus. Il était bien d'accord d'aller jusqu'au col mais ne voulait pas descendre plus bas. Partir dans une vallée étrangère lui faisait peur.
Nous avons donc marché pendant, urne dizaine de jours, sur les chemins de pierre, en direction du col, nous passions nos soirées sous les étoiles, auprès d'un petit feu, à regarder monter la lune. Entre cieux et bols de thé, nous parlions de nos vies : « Comment est ta maison ? Que fais-tu l'hiver, chez toi ? » Nous étions curieux l'un de l'autre.
Au sommet du col, d'où s'élancent les prières dans le vent, Lobsang décida quand même de descendre avec moi de l'autre côté, pour découvrir le monde, derrière ses montagnes. Mais le voyage fut fatal au cheval. Le Lahaul est beaucoup plus verdoyant que le Zanskar et le cheval, qui n'avait jamais vu d'herbe aussi abondante, s'en gava et mourut. Ce fut catastrophique pour Lobsang : il perdait sa seule monture, sa fortune et aussi l'espoir de construire son foyer. Il en fut si peiné qu'il pleura comme jamais je n'ai vu pleurer un homme. J'étais bouleversé. Quelques jours plus tard, je m'arrangeai pour lui offrir un cheval. Ce geste d'amitié nous lia, je crois, à vie.
Au début de l'hiver suivant, je retournai au Zanskar, à pied par les cols du Jumlam, et retrouvai Lobsang. Le Zanskar, peu à peu, s'isolait du monde sous son manteau de neige, et je séjournai au monastère de Phuktal, parmi les moines. J'espérais quitter le Zanskar à la fin de l'hiver par le fleuve gelé avec l'une des dernières caravanes.
« Plus personne ne part vers le Ladakh, m'assurait alors Lobsang, en versant mi peu de tchang, cette bière d'orge, dans mon bol de bois. Ne pars pas sur le Tchadar, c'est trop dangereux, reste ici jusqu'à l'été. »
-Non, je ne peux attendre aussi longtemps. Si je ne trouve personne pour descendre, je partirai demain, seul. »
Dolma, sa femme, était près de nous, dans la pénombre de la pièce. Silencieuse, elle écoutait tout en filant sa laine.
« Tu ne peux partir seul, Olivier, me dit-elle. Comment saurons-nous si tu es bien arrivé ? Nous ne pouvons attendre jusqu'à l'été sans avoir de tes nouvelles. Lobsang va t'accompagner.» C'était un ordre et une prière : je ne pouvais que m'y soumettre.
Nous sommes allés consulter Sonam Wangchuk, l'astrologue, pour qu'il détermine le jour propice à notre départ. Nous avons fait dire une prière par un moine, du monastère de Karcha afin que les dieux nous accompagnent. Dolma nous a versé les trois bols de tchang de bon augure ; puis, en pleurant, elle a déposé sur nos épaules une katak, un foulard de tulle blanc, pour nous honorer. Et nous sommes partis, Lobsang et moi, sur le fleuve gelé. Ni lui ni moi ne l'avions parcouru. Nous avions peur tous les deux.
La descente fut un enfer. Les glaces se brisaient partout. Nous devions nous lever en pleine nuit pour avancer au plus vite, sondant le fleuve à chaque pas. Lobsang pensait ne plus jamais revoir Dolma et j'ai cru devenir fou. Nous sommes sortis du Tchadar comme deux pantins, après des jours et des nuits d'angoisse, mais nous étions devenus des frères.
UNE TRÈS CRANDE AVENTURE
Durant les quatre années qui suivirent notre équipée sur les glaces, nous avons traversé le Zanskar dans tous les sens, Lobsang, Norboo, Pfurba et moi, pour accompagner, l'été, des groupes de voyageurs. Ang Norboo et Ang Pfurba sont sherpas et, comme Lobsang, de culture tibétaine ; leur village est au pied de l'Everest, au Népal. Au Zanskar, nous voyageons toujours ensemble.
Un beau jour, nous avons décidé d'emmener Lobsang dans la plaine indienne. Pour Lobsang, cela représentait le bout du monde. Ce voyage fut un bouleversement. Tels des enfants que tout émerveille, nous flânions avec, lui dans les bazars de Chandigarh en lui tenant la main de peur qu'il ne s'égare. Lobsang découvrait, ébahi, la vie sous lui angle nouveau. Dans le camion qui nous ramenait vers le Zanskar, il était transformé, pensif. « Tu sais, me dit-il, je réalise combien le Zanskar est loin du monde. Jamais je n'aurais imaginé tout ce que j'ai vu ces derniers jours. Je suis trop vieux pour m'y adapter mais il faut que mon fils puisse apprendre ce que j'ignore. Je vais tâcher de l'inscrire à l'école. »
Je me tournai alors vers mon ami :
« Lobsang, laisse moi m’occuper de Motup, je lui trouverai une bonne école. »
Une très grande aventure commençait.
LE DÉPART DE MOTUP
A cette époque, il n'y avait, que très peu d'écoles au Zanskar. La poignée d'instituteurs cachemiris considéraient comme une punition d'être initiés dans ces montagnes et les parents n'envoyaient leurs enfants à l'école que s'ils n'avaient pas besoin d'eux aux champs. Pour bien étudier, il fallait que Motup, à huit ans, se rende en dehors du pays, au Ladakh. La langue y est la même qu'au Zanskar, la culture, aussi et le climat plus sain. Leh, sans être une grosse ville permettait à Motup de découvrir une pièce supplémentaire du puzzle du monde.
Au début de l'automne, avant les premières neiges, Lobsang est donc parti avec son fils. A pied, par les cols du Jumlam, pour huit jours de voyage. Motup avait pris en bandoulière un petit sac tissé par son grand-père avec un livre de prières et une touffe de crins du cheval qu'il aimait bien. Lobsang portait la couverture commune, un sac de farine d'orge, une poignée de thé et une motte de beurre. Le jour du départ, Dolma, la mère, a beaucoup pleuré, de tristesse, de bonheur. A huit ans, son fils partait pour l'école...
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