Les Bonnes - Genet (1947)
Dissertations Gratuits : Les Bonnes - Genet (1947). Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoireslles sont spectatrices d’elles-mêmes : elles jouent chacune pour leur partenaire (ou pour elles-mêmes lorsqu’elles introduisent le miroir). Autant la scène du miroir pouvait introduire une idée de distanciation, autant tout le reste l’interdit. Les didascalies, notamment, manifestent un investissement total dans le rôle joué : on n’y découvre aucune modalisation (exemple de ce à quoi l’on pourrait s’attendre : « Claire feint d’être affolée » ; 13) et elles sont d’une violence rare : « elle crache sur la robe rouge » (4) ; « elle gifle Claire » (17). Aucune ironie, aucune marque de complicité n’est identifiable. On a l’impression qu’elles s’identifient à leur rôle au point d’éprouver les mêmes sentiments que le personnage qu’elles jouent dans la situation où elles le mettent. Parfois même, elles s’oublient au point de parler en leur nom propre : « SOLANGE : Car Solange vous emmerde ! CLAIRE (affolée) : Claire !
Claire ! SOLANGE : Hein ? CLAIRE (dans un murmure) : Claire, Solange, Claire.
SOLANGE : Ah ! oui, Claire. Claire vous emmerde ! » (12-15) C’est clairement le
refus des théories de Diderot développées dans le Paradoxe sur le comédien où il
s’attache à démontrer que le bon acteur est celui qui, très professionnellement parvient
à jouer froidement le personnage qu’il interprète, c’est-à-dire avec une parfaite
maîtrise de ses émotions et de ses sentiments. Au moment où le réveil sonne, on
constate, en effet, que les deux femmes s’étaient oubliées au profit de leur personnage
au point de ne pas percevoir le passage du temps. A l’inverse, les personnages de
Marivaux gardent toujours la maîtrise de leur jeu ; le danger est même inverse : ils ont
peur d’oublier leur personnage et de se laisser entraîner par le discours de l’autre.
2- Un discours social
Ø Relevez tout ce qui vous semble manifester la présence d’un tel
discours dans la scène.
- Le titre de la pièce a, en soi, une orientation sociale. Il classe les personnages dans une catégorie sociale de manière méprisante : « bonne » est une désignation péjorative
pour « personnel de maison » ; il rend le point de vue méprisant de la classe dominante (c’est le raccourci de « bonne à tout faire »). C’est une désignation désindividualisante
qui vise à priver le personnel de sa personnalité pour le réduire à sa fonction : servir.
On notera encore l’aspect anachronique de cette fonction dans une pièce écrite en
1947. (A opposer, par exemple, aux valets de Marivaux qui constituent, à l’époque,
une réalité sociale bien établie).
- L’onomastique apporte un second enseignement : les deux femmes sont appelées par
leur prénom, ce qui correspond à leur condition de bonne. En revanche, cette position
hiérarchique leur interdit de nommer leur patronne que Solange appelle « Madame ».
Ceci est tellement ancré en elles que même lorsqu’elles passent au mode de l’insulte,
elles n’osent pas dépasser cette convention sociale. On note que c’est la même chose
concernant le vouvoiement : « Je vous hais ! Je vous méprise ! » (1)
- On note un défoulement haineux de la part des deux personnages qui est un poncif de la révolte sociale. La langue se délie et les mots du peuple qui étaient tabous peuvent de nouveau avoir cours : « Car Solange vous emmerde ! » (12) On note que la
revendication d’une liberté s’accompagne d’une réappropriation de sa langue. A l’inverse, le vocabulaire de l’autre est remis en cause : « CLAIRE : Je t’interdis !
SOLANGE : M’interdire ! Plaisanterie ! Madame est interdite. » On note le jeu de
mots qui retourne ironiquement le langage dominant contre lui-même.
- L’aspect révolutionnaire (on a le mot « révolte » à la ligne 20) du passage tend à
établir un avant et un après à travers l’emploi régulier de l’adverbe « plus » : « vous ne
m’intimidez plus » (1) ; « Nous ne vous craignons plus » (38). Une ère nouvelle
semble donc s’annoncer qui correspond une métamorphose des êtres : « nous prenons
forme, madame » (43).
- Bien entendu, le discours social est surtout présent dans la constant opposition entre
l’univers de Madame, connoté très positivement et celui des bonnes ; opposition qui
est bien résumée, ligne 20, par Solange : « Vous avez vos fleurs, j’ai mon évier. Je suis
la bonne ».
- Cette opposition aboutit logiquement à une dénonciation des privilèges de la classe
dominante : l’autorité (« vous ne m’intimidez plus » (1) ; « vous croyez que tout vous
sera permis jusqu’au bout ? » ; 7), les bien matériels (« Choisir vos parfums, vos
poudres, vos rouges à ongles, la soie, le velours, la dentelle et m’en priver ? » (9-10).
Parfois, ces revendications sont plus singulières : « vous croyez pouvoir dérober la
beauté du ciel et m’en priver ? » (8), comme pour montrer que cette domination de
classe touche tous les compartiments de la vie et que la classe dominante s’arroge ce
qui est destiné à tous. On note encore la remise en cause de l’hérédité ou de la réussite
sociale comme moyen de domination des autres : « Elle se croyait protégée […] par
une exceptionnel destin » (19-20).
- Cette lutte de classe, repose, comme nous l’avons vu à travers le langage, sur une sorte d’étanchéité des limites qui séparent les deux mondes. On peut le comprendre de la part des riches qui refusent de partager leurs privilèges avec les plus démunis. Mais il est remarquable que cette « étanchéité » soit revendiquée par les bonnes elles mêmes : ainsi, Solange reproche à Madame de s’intéresser au laitier qui ne lui est pas destiné puisqu’il n’appartient pas à sa classe sociale. (10-12) Le fait que le laitier appartienne à la même classe sociale qu’elle amène Solange à se l’approprier.
3- Une relation ambiguë
Ø Ce discours social est-il sans ambiguïté ? Tentez de voir quand
il paraît être remis en cause.
- Nous avons vu que la révolte, c’est-à-dire la revendication de liberté, se faisait par
l’intermédiaire d’une réappropriation du langage qui apparaît comme un signe de
reconnaissance de classe. Or, dans ce passage, on remarque la constante volonté de
s’approprier la langue des maîtres. Pas seulement chez Claire qui profite de son rôle
pour parler comme Madame : « Le danger m’auréole, Claire, et toi tu n’es que
ténèbres.. » (27-29). On trouve aussi cette volonté chez Solange : « Nous sommes
enveloppées, confondues dans nos exhalaisons, dans nos fastes, dans notre haine pour
vous » (39-43) A tel point que Solange, en en prenant conscience, a peur qu’on se
moque d’elle : « Ah ! surtout ne riez pas de ma grandiloquence » (44-46), peur qui
trahit l’amertume de ne pouvoir s’exprimer ainsi en raison de la classe à laquelle elle
appartient. Aussi, l’imitation de la maîtresse n’est-t-elle peut-être pas animée de la
simple volonté d’opposition : elle est aussi imitation fascinée de ce qu’on admire.
- Et, effectivement, loin de constituer seulement un objet de rejet et de rancoeur,
madame est, avant tout, un objet de séduction. On note les nombreuses allusions à sa
beauté dans le discours des bonnes. Ces allusions sont parfois même chargées d’une
sensualité étonnante : « Je hais votre poitrine pleine de souffles embaumés. Votre
poitrine… d’ivoire ! Vos cuisses… d’or ! Vos pieds… d’ambre ! » (2-4) Je jeu
scénique, d’ailleurs, va dans ce sens puisqu’il tourne rapidement au corps
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