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Créer, est-ce conjurer la mort ?

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r écrire, peindre, composer de la musique, sculpter...).

Le cours sur la conscience réfléchie et l'existence permettait de distinguer entre la "mort", état physique définitif de non-existence après une période de vie, et le "décès", interruption des processus métaboliques (également appelée "mort" dans la langue courante). La mort s'oppose à l'existence, à la vie, mais aussi à l'inerte (une pierre n'a jamais été vivante, aussi ne peut-on pas dire en toute rigueur qu'elle est morte).

"Conjurer" pouvait recevoir plusieurs définitions. D'une manière générale, on pourrait dire qu'il s'agit d'échapper définitivement à un événement désagréable ; le verbe relève du champ lexical de la magie, et véhicule une connotation d'irrationnel. "Conjurer" se distingue de "éviter" dans la mesure où la conjuration se présente comme définitive. Stricto sensu, "conjurer" s'oppose à "invoquer".

1.2. Forme de la question

"..., est-ce ... ?" : forme canonique de nombreuses questions philosophiques. Peut-on pleinement dire que créer revient à conjurer la mort ? S'interroger sur : "D'où vient la création ?", "Est-il souhaitable de conjurer la mort ?" ou encore "A quoi sert la création ?" n'entraînait pas de développements pertinents. De même, et comme d'habitude, le renversement de la question ("Créer, est-ce provoquer la mort ?") induisait à tous les coups le hors sujet. En revanche, la question, prise globalement, évoquait la croyance courante à propos de la création : dans la mesure où la chose créée subsiste à son créateur, celui-ci perdure parmi nous au-delà de son propre décès.

Deux copies exprimaient l'idée avec brio : "Même lorsque son glas sonne, le créateur ne disparaît pas des mémoires et, surtout, son existence spirituelle continue à travers une oeuvre qui témoigne d'une idée, d'un point de vue personnel sur le monde." ; "Léonard de Vinci est mort depuis longtemps et pourtant la Joconde n'a pas disparu avec lui, et des millions de personnes l'admirent chaque année. A travers elle, ils admirent les qualités artistiques qu'avait le peintre [et] de ce fait, Léonard de Vinci est toujours présent."

1.3. Relations entre les termes

Le simple examen des définitions permettait d'isoler en grande partie le problème de fond. La mort, entendue comme non-existence, paraît clairement opposée à la création, entendue comme irruption d'une chose dans l'existence ; mais par ailleurs, la création constitue un acte temporaire, éphémère, historiquement daté, dont on ne comprend guère comment il pourrait surmonter un état définitif comme la mort.

Ici encore, deux copies exprimaient le problème en termes très clairs "Peut-on réellement, par un acte humain et esthétique, conjurer un phénomène physique et insaisissable ?" ; "Il paraît impensable qu'une simple action telle que la création [conjure] un fait aussi [...] inéluctable que la mort. Comment le moyen pourrait-il combattre la fin ?" Merci pour ces formules limpides.

2. Réponse spontanée et réponse paradoxale justifiées

La réponse spontanée attribue des "pouvoirs" quasi "magiques" à la création (il n'était pas mauvais d'indiquer en introduction que la question se situe aux confins de la pensée mythologique, dans les mystères de la création, en présence d'Orphée, de Dédale et du portrait de Dorian Gray) : par son oeuvre marmoréenne, le créateur échappe à l'oubli (lot du commun des mortels), mais encore il survit à travers elle.

Réponse paradoxale : s'il existe bien un fait auquel nul ne peut échapper, c'est la mort ; les Danses macabres (Totentanz) insistent assez sur ce point : quoi que nous ayons accompli durant notre vie, la mort nous emporte. Génie admiré ou ignorant obscur, tous y passent.

3. Argumentation de la thèse et de l'antithèse

3.1. Thèse : la création conjure la mort

L'oeuvre fixée dans un support matériel inerte échappe par définition à la mort. Imprimer sa marque dans le marbre revient à donner à la matière une forme que le créateur seul pouvait lui conférer : aussi cette forme lui subsiste-t-elle et lui permet-elle d'échapper à l'oubli, forme ultime de la non-existence (il fallait, avec cet argument, montrer que le décès ne se confond pas avec la mort, et que la non-existence complète ne s'accomplit que lorsqu'une personne disparaît même du souvenir). Il en va de même pour le génie scientifique qui, par les bienfaits apportés par sa découverte à l'humanité, jouit d'une célébrité, voire d'une célébration, qui lui permettent d'échapper à l'oubli. Marx l'explique : une fois le travail de production achevé (il fallait peut-être montrer que, sous ce rapport, le travail de création entrait dans le travail de production entendu au sens de Marx), l'objet produit connaît une vie propre, indépendante de celle de l'ouvrier.

Une forme de salut existerait dans la création. Le créateur échappe à la dissipation complète, et fait même survivre ses proches, en particulier son modèle. Je me désole que seule une copie ait mentionné ce point, en prenant l'exemple de Cassandre pour Ronsard ; on pouvait aussi mentionner François Villon et sa célèbre Ballade des Dames du temps jadis. Une copie eut l'excellente idée de mentionner Malherbe, qui revendique haut et fort cette idée - mais je regrette que cet élève n'ait pas cité le vers exact : "Ce que Malherbe écrit dure éternellement." (dans le Sonnet au Roi).

Il était également possible de montrer que l'artiste, parfois poussé au désespoir complet, parvient à l'occasion à repousser le suicide par le processus de création artistique, qui donne un sens à une existence ressentie comme absurde. Plusieurs exemples s'offraient ici, et une copie choisit celui, excellent, du jeune Jackson Pollock. Dans le même esprit, on pouvait indiquer que les créations médicales comme le vaccin, qui accroissent l'espérance de vie, repoussent la mort.

3.2. Antithèse : rien n'échappe à la mort

Les oeuvres d'art elles-mêmes se détériorent et périssent. Rien n'échappe au passage du temps ; et même la subsistance de l'oeuvre ne garantit pas la mémoire du créateur. Ainsi pouvons-nous lire le fabliau médiéval Aucassin et Nicolette, mais hélas le nom de l'auteur ne nous est pas parvenu ; de même l'histoire n'a pas retenu le nom de l'inventeur du microscope. Il ne faut d'ailleurs pas confondre "survivance" (et encore moins "survie") et "célébrité", laquelle peut auréoler des personnes dont le génie créatif se limite à sa plus simple expression. Cette gloriole passagère ne dure pas ; et à l'inverse, on compte nombre de créateurs hélas oubliés de nos jours : ainsi le tragédien Christopher Marlowe.

Les stoïciens insistent beaucoup sur ce caractère inéluctable de la mort, de la disparition et du retour au néant. On pouvait les commenter ici avec beaucoup de pertinence.

Du reste, s'interroger sur "ce qui survit du créateur" méritait une analyse serrée. De toute évidence, ce n'est pas son corps qui résiste au décès, mais, au mieux, sa personnalité qui nous parle par-delà l'anéantissement physique. Malheureusement, comme Marx l'explique, le produit du travail échappe à son créateur. Il vit une vie propre, étrangère, dont le créateur se trouve aliéné. En matière artistique, l'oeuvre échappe à son auteur dans la mesure où elle s'expose aux interprétations des spectateurs, donc à toutes les déformations. Le créateur vraiment talentueux sent d'ailleurs, très vivement, que ses "oeuvres" sont toujours des choses mortes par rapport à lui. Lorsque Rimbaud révolutionne la versification avec les "Poésies" de 1872, il est déjà plus loin. Même son de cloche chez Francis Ponge, qui compare ses écrits aux feuilles d'un arbre chues à l'automne.

4. La synthèse

La question autorisait un très grand nombre de III originaux et pertinents.

1) La dernière idée proposée ci-dessus appelle une distinction conceptuelle d'inspiration platonicienne ou cartésienne entre la vie du corps et la vie de l'âme. Si celle-là ne peut, par définition, perdurer au décès, en revanche celle-ci y parvient sans peine puisque, l'âme étant immatérielle, elle est forcément immortelle. Aussi l'oeuvre ne fixe-t-elle pas l'âme du créateur dans la matière (c'est rigoureusement

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