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Laissons toutefois de côté pour le moment la question de savoir si les spectres sont des fantômes de l’imagination, puisqu’il vous semble étrange d’en nier l’existence ou seulement de la mettre en doute, alors que tant d’histoires anciennes et modernes en parlent. La grande estime que j’ai toujours eue et continue d’avoir pour vous, le respect que je vous dois, ne permettent pas que je vous contredise, encore bien moins que je vous flatte. J’userai d’un moyen terme et vous demanderai de vouloir bien, parmi toutes les histoires de spectres que vous avez lues, en choisir quelqu’une, celle qui laisse le moins de place au doute et montre le plus clairement que les spectres existent. Je dois vous avouer que je n’ai jamais vu un auteur digne de foi qui en montrât clairement l’existence. Et jusqu’à cette heure j’ignore ce qu’ils sont et personne n’a jamais pu me renseigner à ce sujet. Il est cependant certain que nous devons savoir ce qu’est une chose que l’expérience nous montre si clairement. S’il n’en n’est pas ainsi, il semble bien difficile que l’existence des spectres ressorte d’aucune histoire. Ce qui en ressort c’est l’existence d’une chose dont personne ne sait ce qu’elle est. Si les philosophes veulent appeler spectres ce que nous ignorons, je n’en nierai pas l’existence, car il y a une infinité de choses que j’ignore.
Je vous prierai donc, Monsieur, avant de m’expliquer plus amplement sur ce sujet, de me dire ce que sont ces spectres ou ces esprits. Sont-ils des enfants, des simples ou des insensés ? Tout ce que l’on m’a rapporté d’eux convient plutôt à des êtres privés de raison qu’à des sages, et ce sont des puérilités, dirai-je en y mettant de l’indulgence, ou cela rappelle les jeux auxquels se plaisent les simples. Avant de finir je vous ferai cette seule observation : le désir qu’ont les hommes de raconter les choses non comme elles sont, mais comme ils voudraient qu’elles fussent, est particulièrement reconnaissable dans les récits sur les fantômes et les spectres ; la raison primitive en est, je crois, qu’en l’absence de témoins autres que les narrateurs eux-mêmes, on peut inventer à son gré, ajouter ou supprimer des circonstances selon son bon plaisir, sans avoir à craindre de contradicteur. Tout spécialement on en forge qui puissent justifier la crainte que l’on a des songes et des visions ou encore faire valoir le courage du narrateur et le grandir dans l’opinion. D’autres raisons encore me font douter, sinon des histoires elles-mêmes, au moins des circonstances relatées, et ce sont elles qu’il faut considérer pour tâcher de conclure quelque chose de ces histoires. Je m’en tiendrai là jusqu’à ce que je sache quelles sont les histoires qui ont déterminé en vous une conviction telle que le doute vous semble absurde.
Lettre 53 - Boxel à Spinoza (21 septembre 1674)
Au très profond philosophe B. de Spinoza,Hugo Boxel.
Monsieur,Je n’attendais pas une réponse autre que celle que vous m’avez envoyée : c’est la réponse d’un ami qui diffère d’opinion. Je suis sans inquiétude pour l’avenir ; il a toujours été permis qu’en des matières indifférentes des amis fussent en désaccord d’opinion, sans dommage pour l’amitié.
Vous voulez savoir, avant de donner votre avis, que je vous dise ce que sont ces spectres ou ces esprits, des enfants, des simples, ou des insensés, et vous ajoutez que tout ce que vous avez appris d’eux paraît provenir d’êtres privés de raison plutôt que d’êtres sensés. Mais il y a un proverbe qui dit qu’une opinion préconçue empêche la recherche de la vérité.
Voici donc pour quelle cause je crois qu’il y a des spectres. D’abord parce qu’il importe à la beauté et à la perfection de l’univers qu’il y en ait. En deuxième lieu parce qu’il est vraisemblable que le créateur a créé ces êtres qui lui ressemblent plus que les êtres corporels. En troisième lieu parce qu’aussi bien qu’un corps sans âme, il existe une âme sans corps. En quatrième lieu enfin, parce que je crois que dans les plus hautes régions de l’atmosphère, dans le lieu ou l’espace le plus élevé, il n’y a pas de corps caché qui n’ait ses habitants et conséquemment que l’espace immense compris entre nous et les astres n’est pas vide mais rempli d’habitants spirituels. Peut-être ceux qui sont le plus haut et le plus loin sont les vrais esprits, ceux qui sont plus bas, dans la région inférieure de l’air, des créatures d’une matière très subtile et très ténue, et en outre invisible. Je pense donc qu’il y a des esprits de tout genre, sauf peut-être du sexe féminin.
Ce raisonnement ne convaincra pas ceux qui croient légèrement que le monde a été créé au hasard. L’expérience quotidienne montre, en sus des raisons précédentes, qu’il y a des spectres sur lesquels nous possédons beaucoup d’histoires aussi bien modernes qu’anciennes. On peut voir des histoires de spectres dans Plutarque, dans son livre des Hommes illustres et dans ses autres ouvrages, dans les Vies des Césars de Suétone et aussi dans Wiérus et dans Lavater et en leurs livres des Spectres où ils ont abondamment traité ce sujet, puisant dans des écrivains de tout genre. Cardan si célèbre pour son érudition parle des spectres dans ses livres sur la Subtilité, la Variété, et dans celui qu’il écrit sur sa propre vie, et il relate des apparitions dont il a été favorisé lui-même ou qu’ont eues des parents et des amis à lui. Mélanchton, un homme avisé et aimant la vérité, et bien d’autres rendent témoignage des expériences faites par eux-mêmes. Un bourgmestre, homme savant et sage, qui vit encore, m’a raconté un jour qu’il avait entendu dire que dans la brasserie de sa mère, il se faisait autant de travail de nuit que de jour quand on brassait la bière : il attestait que cela s’était reproduit maintes fois. Ce récit m’a été fait à diverses reprises de sorte que, à cause de ces expériences et pour les raisons que j’ai dites plus haut, je suis obligé de croire aux spectres.
Quant aux mauvais esprits qui tourmentent les malheureux hommes dans et après cette vie, et quant à la magie, je pense que les histoires qu’on en raconte sont des fables. Vous trouverez dans les traités sur les esprits une foule de récits circonstanciés. Outre ceux que j’ai cités, vous pourrez consulter, si cela vous convient, Pline le jeune, livre VII, lettre à Sura ; Suétone, Vie de Jules César, chapitre 32 ; Valère-Maxime, chapitre 8 du premier livre, paragraphes 7 et 8, et Alexandre d’Alexandre dans son ouvrage sur les « Jours fériés ». Je ne parle pas des moines et des clercs qui rapportent tant d’apparitions de personnes effrontées et de mauvais esprits, qu’ils en importunent le lecteur. Un jésuite, Thyraeus , dans son livre sur les apparitions d’esprits, traite aussi de ces choses. Mais ces gens sont mus par un désir de lucre. Ils racontent ces histoires pour mieux faire croire au purgatoire qui est pour eux une mine d’où ils tirent quantité d’or et d’argent. Tel n’est pas le cas pour les auteurs cités plus haut et d’autres écrivains modernes qui sont impartiaux et méritent ainsi plus de confiance.
En manière de réponse à votre lettre où vous parlez de simples et d’insensés, je place ici la conclusion de l’érudit Lavater qui termine ainsi son premier livre sur les Spectres ou les Esprits : « Qui ose s’inscrire en faux contre tant de témoins unanimes tant anciens que modernes, est tenu par moi pour indigne d’être cru ; si, en effet, c’est un signe de légèreté d’accorder créance à tous ceux qui prétendent avoir vu quelques spectres, ce serait une imprudence insigne de nier à la légère et imprudemment ce qu’ont affirmé tant d’historiens dignes de foi, de Pères de l’Église, et d’autres grandes autorités, etc. »
Le 21 septembre 1674.
Lettre 54 - Spinoza à Boxel
à Monsieur Hugo Boxel,B. de Spinoza.
Fort de ce que vous dites dans votre lettre du 21 du mois dernier au sujet des désaccords d’opinion qui, lorsqu’ils portent sur un point indifférent, ne sauraient porter atteinte à l’amitié, je vous dirai sans ambages mon sentiment sur les raisons et les récits d’où vous avez tiré cette conclusion : il existe des esprits de tout genre sauf peut-être du sexe féminin. Si je ne vous ai pas répondu plus tôt, c’est que je n’ai pas sous la main les livres que vous citez et qu’à part Pline et Suétone je n’ai pu me les procurer. Ces deux auteurs toutefois me dispenseront d’autres recherches, parce que je suis convaincu que tous déraisonnent en même manière et aiment les histoires extraordinaires qui étonnent les hommes et les ravissent en admiration. J’avoue ma stupeur non pas tant devant les histoires racontées que devant les narrateurs. J’admire que des hommes doués d’intelligence et de jugement usent de leur talent d’écrire pour nous persuader des sottises de cette sorte.
Mais laissons les auteurs pour considérer le sujet lui-même ; en premier lieu je vais raisonner un peu sur votre conclusion. Est-ce moi qui, niant qu’il y ait des spectres et des esprits, comprends mal les auteurs ou n’est-ce pas vous qui, admettant leurs racontars, faites de ces auteurs plus de cas qu’ils n’en méritent ? Que d’une part vous ne mettiez pas en doute l’existence d’esprits du sexe masculin et d’autre part doutiez qu’il y en ait du sexe féminin,
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