Machiavel, Le Prince: Chapitre 14 à 17
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Chapitre XV
Des choses pour lesquelles tous les hommes, et surtout les princes,
sont loués ou blâmés.
Il reste à examiner comment un prince doit en user et se conduire soit envers ses sujets, soit envers ses amis. Tant d'écrivains en ont parlé, que peut-être on me taxera de présomption si j'en parle encore; d'autant qu'en traitant cette matière je vais m'écarter de la route commune. Mais, dans le dessein que j'ai d'écrire des choses utiles pour celui qui me lira, il m'a paru qu'il valait mieux m'arrêter à la réalité des choses que de me livrer à certaines spéculations.
Bien des gens ont imaginé des républiques et des principautés telles qu'on n'en a jamais vu ni connu. Mais à quoi servent ces imaginations? Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, qu'en n'étudiant que cette dernière on apprend plutôt à se ruiner qu'à se conserver; et celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants.
Il faut donc qu'un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité.
Laissant, par conséquent, tout ce qu'on a pu imaginer touchant les devoirs des princes et m'en tenant à la réalité, je dis qu'on attribue à tous les hommes, quand on en parle, et surtout aux princes, qui sont plus en vue, quelqu'une des qualités suivantes, qu'on cite comme un trait caractéristique, et pour laquelle on les loue ou on les blâme. Ainsi l'un est réputé généreux et un autre misérable (je me sers ici d'une expression toscane, car, dans notre langue, l'avare est celui qui est avide et enclin à la rapine et nous appelons misérable (misero) celui qui s'abstient trop d'user de son bien); l'un est bienfaisant, et un autre avide; l'un cruel, et un autre compatissant; l'un sans foi et un autre fidèle à sa parole; l'un efféminé et craintif, un autre ferme et courageux; l'un débonnaire, et un autre orgueilleux; l'un dissolu, et un autre chaste ; l'un franc, et un autre rusé; l'un dur, et un autre facile ; l'un grave, et un autre léger; l'un religieux, et un autre incrédule, etc.
Il serait très beau, sans doute, et chacun en conviendra, que toutes les bonnes qualités que je viens d'énoncer se trouvassent réunies dans un prince. Mais comme cela n'est guère possible, et que la condition humaine ne le comporte point, il faut qu'il ait au moins la prudence de fuir ces vices honteux qui lui feraient perdre ses États. Quant aux autres vices, je lui conseille de s'en préserver, s'il le peut; mais s'il ne le peut pas, il n'y aura pas un grand inconvénient à ce qu'il s'y laisse aller avec moins de retenue; il ne doit pas même craindre d'encourir l'imputation de certains défauts, sans lesquels il lui serait difficile de se maintenir; car, à bien examiner les choses, on trouve que, comme il y a certaines qualités qui semblent être des vertus et qui feraient la ruine du prince, de même il en est d'autres qui paraissent être des vices, et dont peuvent résulter néanmoins sa conservation et son bien-être.
Chapitre XVI
De la libéralité et de l'avarice
[Quelles doivent êtres les qualités du prince? Doit-il être libéral (généreux de ses biens) ou avare (parcimonieux)? Voici la conclusion de Machiavel.]
Enfin, la libéralité, plus que toute autre chose, se dévore elle-même; car, à mesure qu'on l'exerce, on perd la faculté de l'exercer encore : on devient pauvre, méprisé, ou bien rapace et odieux. Le mépris et la haine sont sans doute les écueils dont il importe le plus aux princes de se préserver. Or, la libéralité conduit infailliblement à l'un et à l'autre. Il est donc plus sage de se résoudre à être appelé avare, qualité qui n'attire que du mépris sans haine, que de se mettre, pour éviter ce nom, dans la nécessité d'encourir la qualification de rapace, qui engendre le mépris et la haine tout ensemble.
Chapitres XVII
De la cruauté et de la clémence, et s'il vaut mieux être aimé que craint
Continuant à suivre les autres qualités précédemment énoncées, je dis que tout prince doit désirer d'être réputé clément et non cruel. Il faut pourtant bien prendre garde de ne point user mal à propos de la clémence. César Borgia passait pour cruel, mais sa cruauté rétablit l'ordre et l'union dans la Romagne; elle y ramena la tranquillité et l'obéissance. On peut dire aussi, en considérant bien les choses, qu'il fut plus clément que le peuple florentin, qui, pour éviter le reproche de cruauté, laissa détruire la ville de Pistoia.
Un prince ne doit donc point s'effrayer de ce reproche, quand il s'agit de contenir ses sujets dans l'union et la fidélité. En faisant un petit nombre d'exemples de rigueur, vous serez plus clément que ceux qui, par trop de pitié, laissent s'élever des désordres d'où s'ensuivent les meurtres et les rapines; car ces désordres blessent la société tout entière, au lieu que les rigueurs ordonnées par le prince ne tombent que sur des particuliers.
Mais c'est surtout à un prince nouveau qu'il est impossible de faire le reproche de cruauté, parce que, dans les États nouveaux, les dangers sont très multipliés.
C'est cette raison aussi que Virgile met dans la bouche de Didon, lorsqu'il lui fait dire, pour excuser la rigueur de son gouvernement :
Res dura et regni novitas me talia cogunt
Moliri, et latèfines custode tueri.
Virgile, AEneid, lib. I.
Il doit toutefois ne croire et n'agir qu'avec une grande maturité, ne point s'effrayer lui-même,
et suivre en tout les conseils de la prudence, tempérés par ceux de l'humanité; en sorte qu'il ne soit point imprévoyant par trop de confiance, et qu'une défiance excessive ne le rende point intolérable.
Sur cela s'est élevée la question de savoir: S'il vaut mieux être aimé que craint, ou être craint qu'aimé?
On peut répondre que le meilleur serait d'être l'un et l'autre. Mais comme il est très difficile que les deux choses existent ensemble, je dis que, si l'une doit manquer, il est plus sûr d'être craint que d'être aimé. On peut, en effet, dire généralement des hommes qu'ils sont ingrats, inconstants, dissimulés, tremblants devant les dangers et avides de gain; que, tant que vous leur faites du bien, ils sont à vous; qu'ils vous offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants, tant, comme je l'ai dit, que le péril ne s'offre que dans l'éloignement; mais que, lorsqu'il
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