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Le Roman Et Ses Personnages : Visions De l'Homme Et Du Monde

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isparus. Le Roman de la momie de Gautier ne peut s’imaginer sans les splendeurs de l’architecture pharaonique. Notre-Dame de Paris de Victor Hugo doit faire revivre le Paris médiéval. Un récit sociologique comme l’Argent de Zola serait incompréhensible sans l’omniprésence de la Bourse…

D’une manière générale, les descriptions permettent de rendre les lieux et personnages du récit plus consistants. Le lecteur peut « s’y voir », accompagner les protagonistes et voyager en imagination.

De la diégèse à la mimesis

À proprement parler, le roman est d’abord un récit diégétique (ou diégèse), une narration, une relation de faits qui se déroulent dans le temps selon un axe identifié par le schéma narratif. Sur cet axe du temps peuvent prendre place des récits mimétiques, c’est-à-dire tout énoncé qui donne une image synchronique du réel, qui « mime » la réalité. La description est la forme principale mais non exclusive de ce type d’énoncé.

Un système particulier

On reconnaît la description à l’abondance des verbes de perception, d’éléments visuels, de figures d’image, de repères spatiaux, de verbes d’état et de qualificatifs. De même, les passés simples laissent la place aux imparfaits chez les romanciers du XIXe siècle ; Céline utilise le présent d’actualisation dans une description à l’intérieur d’un discours, et Le Clézio se sert du même présent pour nous montrer le décor en train de se révéler sous nos yeux, il lui ajoute une valeur gnomique de réalité invariante. Pour l’essentiel, le cours du temps se fige en un « arrêt sur image ». La description suit généralement un ordre, par exemple Flaubert nous conduit des faubourgs au centre de Paris. Zola part d’un plan rapproché pour aller vers les lointains. Bardamu passe de l’ombre à la lumière, de l’extérieur à l’intérieur des bâtiments ensuite. Lalla regarde de bas en haut, puis se laisse porter vers la mer en contrebas.

Ces pauses dans le récit semblent ralentir le déroulement des événements. Faut-il alors se précipiter vers la fin de l’histoire ou admettre ces « arrêts sur image » ? Nous sommes tentés de « sauter » les descriptions parce qu’elles nous semblent trop longues et que nous sommes impatients de connaître la suite. Comment juger de leur utilité ?

La description peut contribuer à la conduite de l’action

En fait bien qu’il ne lui semble rien se passer, le lecteur est subtilement informé d’éléments indispensables à la compréhension de l’intrigue romanesque. Au lieu d’expliquer, l’auteur montre. Il préfère communiquer des impressions implicites ouvertes que des raisons explicites fermées. Grâce notamment aux descriptions, le récit peut s’approcher davantage du désordre et de l’incertitude de la vie. La description contribue au faisceau des interprétations.

Un regard particulier

Les lieux sont d’abord un environnement que le héros romanesque doit affronter et tenter d’apprivoiser, dont il doit connaître la géographie et les usages. À partir du XIXe siècle, l’industrialisation et le développement des moyens de transport ont provoqué un exode rural vers les grandes villes. Les écrivains nous relatent souvent les aventures de héros partis chercher fortune dans la capitale ou du moins qui tentent de survivre dans le milieu urbain. Par la focalisation interne, l’auteur nous fait visiter les lieux par le regard de ses personnages. Cet accès à la conscience des héros constitue une ouverture sur leur psychologie et leurs sentiments.

Frédéric, épris passionnément de Mme Arnoux, se révèle joyeux, optimiste, obnubilé. Son regard est attiré par tout ce qui peut lui rappeler son amour. Gervaise attend au petit matin son amant Auguste Lantier qui, pour la première fois, n’est pas rentré de la nuit. Elle ne veut pas croire à une infidélité et se demande donc ce qui a pu arriver à l’ouvrier qui a découché. Elle est habitée par la crainte que son compagnon ait fait une mauvaise rencontre, « la peur d[e] découvrir le corps de Lantier, le ventre troué de coups de couteau ». Elle voit donc la mort partout. Ce sont les bouchers « en tabliers sanglants », l’abattoir d’où émane « une odeur fauve de bêtes massacrées », et enfin « le mur de l’octroi, derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d’assassinés ». Sa peur colore ses perceptions et amplifie le pessimisme de ses pensées. Ferdinand Bardamu, traumatisé par la grande boucherie du premier conflit mondial dont il a réchappé par miracle, a été attiré par le rêve américain. Désormais, il doute de tout et se réfugie dans un nihilisme goguenard pour se protéger d’un désespoir absolu. Il se voit dans un trou. Les rues n’aboutissent nulle part, elles donnent sur « le bout qu’on ne voit jamais, le bout de toutes les rues du monde ». Lalla, descendante des hommes bleus du désert saharien, ne peut que souffrir des horizons limités.C’est pourquoi elle étouffe dans Marseille, souffre de sa solitude et éprouve une peur panique devant les murs épais de la cité méditerranéenne. Tout y évoque la prison : les « grillages », les « barreaux », les volets fermés, c’est-à-dire la privation de la liberté. Tout évoque la mort : le froid humide, les ténèbres des intérieurs, les caves qui rappellent les caveaux funéraires, jusqu’à « l’étrange dôme rose qu’elle aime bien » mais qui, ce jour-là, a pris des allures de « tombeau ». Les origines de Lalla expliquent son incapacité à se fondre dans une culture étrangère et son perpétuel désir de fuite.

Tous ces regards portés sur la ville révèlent donc la psychologie des personnages romanesques.

Des lieux correspondants

Les lieux correspondent souvent aux héros qui fréquentent certains endroits privilégiés. Dans l’Argent de Zola, Saccard est attiré invinciblement par la Bourse. D’abord il la couve d’un regard craintif. Puis il fait « le siège du monument », l’enserre « d’un cercle étroit, pour y rentrer un jour en triomphateur ». L’exploration terminée, il décide de livrer « une bataille de terrible audace, qui lui mettrait Paris sous les talons ». Il paraît alors quotidiennement en conquérant dans cette arène où il rêve de se réaliser.

Certains endroits, outre leur fonction d’attrait, peuvent révéler des forces en partie dissimulées dans les personnages. La cinglante scène des funérailles du Père Goriot se déroule de manière adéquate au cimetière du Père Lachaise d’où l’on domine le Paris fortuné ou titré, ce « Paris tortueusement couché » lové le long des méandres de la Seine, mais aussi avili dans son goût effréné du luxe. De ce promontoire, Eugène de Rastignac fait le deuil de ses illusions, expurge ses principes aristocratiques. Il renonce à la voie sans issue de la paternité pathétique et grandiose selon Goriot. Ses regards sont attirés avidement. Voilà que ressurgit en force l’héritage du père Vautrin : l’avenir appartient aux forts sans scrupule et sans illusion. Cette conversion secrète s’exprime par le fameux « À nous deux maintenant ! » Balzac s’est servi du lieu emblématique pour faire naître un jeune homme à l’ambition réaliste et cyniquement lucide.

Les lieux arrivent quelquefois à s’identifier à l’autre face des personnages, la face cachée que le vernis civilisateur recouvre mal au point que l’on peut parler de lieux habités ou hantés. La Chute de la Maison Usher de Poe retrace l’histoire d’un homme, Roderick Usher, dont la sœur est sur le point de mourir; ce qui va le priver de sa « dernière et seule parente sur la terre ». La Chute de la Maison Usher est la représentation de la dégradation morale d’un homme dont le cœur s’effrite comme la pierre des murs. « Il était dominé par certaines impressions superstitieuses relatives au manoir qu’il habitait ». La maison finit même par manipuler son esprit. Tout baigne dans un brouillard pestilentiel, dans un climat d’exaltation sensorielle, d’hypersensibilité, et de morbidité délétère. Poe y analyse les mystérieuses affinités qui existent entre une maison et son propriétaire. Charles Baudelaire aurait parlé de « Correspondances », c’est-à-dire de ce réseau de liens mystérieux qui existe entre le monde réel et concret et celui du surnaturel, le premier n’étant que le reflet du second. Si bien qu’à la lecture de la nouvelle, on ne sait plus très bien qui conforme l’autre à son image : la maison lézardée ou le trop sensible sir Roderick ? Finalement les deux destinées sont parallèles et la chute de la « maison » doit être entendue au propre et au figuré. La maison aurait donc une âme. Tout le travail du poète est de nous y rendre sensible. Peut-être pouvons-nous aussi lire dans cette nouvelle une parabole sur la fin d’un monde, celui de la poésie et de la croyance à l’au-delà, englouti définitivement sous la pression d’un univers matérialiste et scientiste. C’est aussi l’affleurement effrayant des profondeurs tourmentées d’un esprit hanté par l’idée de la mort, particulièrement celle d’être enterré vivant comme Madeline. La nouvelle peut être alors abordée comme une tentative d’exorciser ces peurs morbides et maladives, quasiment psychotiques. Dans la Chute de la Maison Usher, la lézarde imperceptible qui parcourt le mur lépreux au début de la nouvelle est la métaphore de cette fêlure par laquelle suinte l’obsession

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