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Totalitarisme

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d’événements plus ou moins marquants. Le mot de crise est sans doute celui qui traduit le mieux le phénomène que veut désigner ici Hannah Arendt et à ce titre on peut avancer que le totalitarisme définit la crise globale de la civilisation occidentale. Il est donc une sorte de brèche dans l’histoire en général et dans l’histoire du politique en particulier, ce qui pourrait se traduire comme suit : le totalitarisme constitue une rupture radicale avec tous les régimes possibles ou ayant existé, et en particulier ceux qui peuvent en être rapprochés, qu’ils soient despotiques, tyranniques ou dictatoriaux.

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INRP. Mémoire et Histoire. 2002.

Malgré tout ceci, Arendt tente d’élaborer une sorte d’essence du totalitaire : elle lui trouve une assise dans un certain type de société (la société de masse) et dans un certain type d’expérience humaine fondamentale (la désolation).

Cette sociologie apparente est trompeuse : Arendt dans le même temps qu’elle établit des caractères fondamentaux et élucide des règles de fonctionnement du totalitaire, travaille à rebours de la constitution d’un modèle positif, car l’événement totalitaire est purement négatif. Il détruit le politique, l’homme et le monde avec.

Du côté de son inscription sociale, il est le produit de l’effondrement de la société de classes et du système des partis hérités du XIXe siècle, et il coïncide avec l’apparition d’une masse apolitique d’individus soumis à l’isolement et à l’atomisation, privés de toute appartenance. Mais ceci ne constitue pas cette société de classes en une sorte de modèle positif perdu. Elle portait au contraire en germes tous les éléments qui vont trouver leur assemblage dans le syndrome totalitaire : la populace, qui désigne pour Arendt le nombre croissant des individus maintenus en dehors du système d’identification et d’inscription sociale des classes et des partis, et dont le totalitarisme signera la revanche le jour où elle et ses valeurs prendront le pouvoir, la bourgeoisie et l’instrumentalisation croissante, à l’ère impérialiste, de la sphère publique au profit de l’intérêt privé, la corruption et l’hypocrisie comme marques signalétiques d’une société où les institutions sont de pures façades, l’individualisme raffiné de l’élite qui trouvera là l’occasion d’une étrange alliance avec la populace. L’Etat-nation et la société bourgeoise impérialiste portent donc en eux les linéaments de leur propre effondrement et désagrégation que le ciment nationaliste ne parviendra guère à retenir : le totalitarisme cristallisera ces éléments épars et leur donnera une forme achevée dans la société de masse. Celle-ci s’explicite, d’un point de vue sociologique, comme l’apparition, sur la scène publique, d’une populace restée jusque là dans l’ombre et à l’écart de la société de classes, rassemblant d’un même mouvement un bohême tel que Goebbels, un sadique tel que Streicher, un illuminé tel que Rosenberg, un fanatique à la Hitler ou un aventurier comme Goering. Reste qu’une fois au pouvoir, la populace prend un autre visage, plus « normal », sous la forme de cette masse amorphe et dépolitisée, dont Himmler est aux yeux d’Arendt un représentant beaucoup plus caractéristique, image parfaite de ces employés consciencieux et bons pères de famille, complices et acteurs du meurtre de masse.

La désolation comme expérience constitutive du totalitaire :

Cette « forme Masse » se constitue à travers la perte d’un monde commun et d’un espace public à partir duquel les hommes puissent vivre ensemble, mais aussi à travers le sentiment pour eux d’une radicale perte d’appartenance au monde qu’Arendt appelle désolation. La désolation est bien pour Arendt une sorte de sentiment que les philosophes existentialistes allemands appellent stimmung, traductible par tonalité ou disposition, et qui désigne non pas une part de vécu affectif intérieure au sujet, mais un « tour » que prend toute chose dans le vécu du sujet, une manière qu’a le monde et la totalité des objets de se donner, de se présenter à nous, un sentiment donc, qui concerne la totalité du vécu des hommes et de la façon dont les choses leur apparaissent. Arendt reprend l’idée de Montesquieu selon laquelle chaque régime politique trouve son fondement dans un principe d’action : c’est l’honneur dans une monarchie, la vertu dans une république, la crainte dans une tyrannie. Là encore, la désolation ne peut être qu’un substitut de principe d’action en tant qu’elle ne désigne qu’une perte d’appartenance au monde des hommes, une sorte de déracinement radical s’accomplissant comme inutilité de l’homme. Ce déracinement produit par l’effondrement de la société de classes et de ses fonctions sociales prive les hommes d’un monde commun, mais aussi de la condition de pluralité constitutive de ce monde (pluralité de perspectives sur un même monde qui en atteste et reconduit l’existence). Il signifie pour les

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hommes non pas seulement l’isolement comme repli sur la sphère privée consécutif à la destruction de la sphère publique de la vie, mais l’expérience pour le moi d’une impossible coexistence avec lui-même, et, en définitive, la perte du moi lui-même, dès lors que la vie privée également se trouve détruite. Dans la désolation, le moi est privé de la possibilité, que suppose encore la solitude, d’un dialogue de soi avec soi, où l’autre se trouve représenté intérieurement, car la solitude présuppose la possibilité attestée de l’amitié, qui confirme ou infirme, avant ou après, un tel dialogue intérieur, et sauve le moi d’une incertitude fondamentale quant à sa réalité et celle de ses pensées. Michel Tournier illustra de manière exemplaire dans Vendredi ou la vie sauvage le risque que court Robinson d’une telle déréalisation du moi et du monde lorsqu’il se trouve privé d’autrui. Et Epictète déjà, nous rappelle Arendt, était parvenu à distinguer entre la solitude d’une part, où se maintient une forme de rapport à l’autre, et la désolation où l'on se retrouve radicalement abandonné au monde, radicalement abandonné des autres, soit par le deuil et la mort de nos proches ou l’anticipation de notre propre mort, soit par l’effet d’une extrême hostilité d’autrui qui menace notre vie (dans l’expérience de la torture par exemple). Mais ce qui n’était, dans l’expérience des hommes et pour le philosophe Epictète, qu’une épreuve limite et rare, devînt l’expérience fondamentale des hommes sous le régime totalitaire, une sorte d’être-au-monde paradoxal voire contradictoire.

L’idéologie comme figure paradoxale du monde :

Ainsi, privées de monde ou de tradition, arrachées à leur moi, la masse des individus atomisés et isolés perdait toute forme d’intérêt et de conviction, et se trouvait ancrée dans une sorte de désintéressement que l’idéologie totalitaire allait bientôt compenser, sans la réduire. Un mépris généralisé pour soi et pour le monde, pour la vie et la mort, allait cultiver bientôt les apparences, trompeuses, ici encore, d’une forme d’idéalisme et de loyauté. C’est cet « idéalisme » troublant, directement branché sur le crime de masse, qu’exposait et exigeait Himmler aux S.S, à travers les larges couches où il recrutait, en proclamant qu’ils ne s’intéressaient pas « aux problèmes quotidiens » mais seulement aux questions idéologiques qui importeront pour des décennies et des siècles, si bien que l’homme …sait qu’il travaille à une grande tâche, telle qu’il n’en apparaît que tous les 2000 ans. » Arendt souligne à maintes reprises que si les masses ont constitué l’appui et le fondement le plus évident des régimes totalitaires, c’est sur un mode totalement inédit qui exclut tout ce que suppose ordinairement l’idée d’une adhésion volontaire et intéressée à une doctrine, un parti, une cause et principalement la conviction. Ce qui explique à la fin de la guerre l’oubli massif et rapide qui succéda paradoxalement au soutien sans réserves octroyé quelques mois avant. Le ressort psychologique sur lequel jouent les régimes totalitaires pour mettre en mouvement les masses n’est pas même celui de la conviction forcenée et illusionnée, ce qui supposerait encore de la part des individus une possibilité d’adhérer ou de ne pas adhérer. Pas plus que le nazisme n’est le produit, même terminal, d’aucune tradition, l’idéologie de la race ou celle de la lutte des classes ne se sont appuyées dans les masses sur ce qu’on nomme ordinairement conviction. Bien plutôt faut-il penser selon Arendt qu’elles consistaient à détruire en l’homme la capacité d’en former aucune. Ceci laisse percevoir par la même occasion la redéfinition radicale à laquelle se voient soumises, dans les régimes totalitaires, les notions d’idéologie et de terreur, selon Arendt.

L’idéologie est en effet, après la désolation, la deuxième figure de ce principe d’action qui définit comme le pensait Montesquieu tout régime politique : elle vient remplir le vide de conviction et d’intérêt laissé par l’expérience massive de la désolation. Ici encore, Arendt adopte un angle de vue déroutant. L’idéologie est bien en effet la seule forme de pensée qui subsiste après la perte du monde et du vivre ensemble : elle est la pensée de l’individu livré à

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