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La Vie De Julien Sorel

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toire assez banale d’ambition et d’amour, qui va de bonheur à malheur et de crime

en châtiment, est basée sur un fait divers dont Stendhal avait étudié les détails dans la Gazette

des Tribunaux. C’est la façon dont notre auteur a tourné les éléments de l’affaire criminelle

qui fait que l’on se souvient toujours du jeune Berthet, précepteur et assassin véritable,

modèle de Julien Sorel. Or que fait Stendhal? D’abord, il pourvoit Julien d’une profondeur

psychologique que nul héros de roman avant lui n’ait possédée. Ensuite il le situe dans un

milieu et un décor qui ouvrent à toutes sortes de passions et intrigues, qu’elle soient de nature

sociale, émotionnelle ou existentielle. Et finalement il y insère un tournant sublime, qui

transporte l’histoire de Julien au-dessus et au-delà de la plate quotidienneté. Ce tournant, c’est

l’amour, l’amour-passion éternel et indestructible, l’amour en tant que valeur absolue qui fait

s’effondre toutes les autres passions et ambitions (telles que la vanité, l’amour-propre, la

gloire, le pouvoir, l’argent, l’ascension sociale, etc.). Il s’agit d’un amour intempestif et

démodée, l’amour des troubadours et des philosophes de la Renaissance, l’amour en tant que

puissance transcendante qui se manifeste contre un arrière-fond unidimensionnel, ennuyeux et

embêtant, foyer de la bêtise moderne : la prétendue «civilisation du XIXe siècle», terme que

Stendhal n’emploie jamais sans guillemets implicites et toujours avec une ironie certaine.

Après avoir mené une vie mondaine dans les deux sens du mot, où l’argent et la position

sociale dominent et détruisent tout ce qui est beau, sensuel, tendre et sublime, Julien Sorel est

converti à l’amour. D’autres avant moi ont employé le terme de «conversion» en ce cas, mais

ils ne sont pas allés plus loin. C’est ce que je me propose de faire, en rappelant tout d’abord

les traits caractéristiques de la vie d’un saint, c’est-à-dire les critères d’un récit hagiographique.

Premièrement, il faut que la naissance du futur saint soit enveloppée d’un certain mystère

ou dotée d’un caractère surnaturel ou magique. Ensuite, ce même héros doit mener une vie

dépravée et vicieuse, une vie qui connaît aussi bien le crime que la débauche, jusqu’au

moment d’une brusque et subite conversion. Et enfin il doit mourir pour la cause à laquelle il

était converti.

Ces quatre critères (naissance magique, débauche, conversion et martyre) semblent bien

remplis dans l’histoire de Julien. D’abord, pour la naissance magique : Julien Sorel n’a pas de

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mère. La mère de Julien est complètement absente, il n’en est jamais fait la moindre mention

dans Le Rouge et le Noir. Julien a un père et deux frères auxquels il ne ressemble pas, qui le

détestent et que lui déteste en retour. Le seul personnage doux et bon de son enfance est une

espèce de parrain, l’ancien chirurgien-major de l’armée de Napoléon, qui en mourant lui

lègue sa croix de la Légion d’honneur et une collection de livres. Mais de mère il n’y a pas

trace. Julien lui-même se sent comme un enfant trouvé, solitaire et étranger dans un monde

hostile. Quand Auerbach, dans Mimésis, dit du personnage stendhalien qu’il «semble presque

fortuitement jeté dans le milieu où il vit»1, cela est doublement vrai de Julien.

Ensuite, pour le deuxième critère : la débauche, j’en ai déjà parlé; j’ai également nommé la

conversion – troisième critère – et je peux vous donner une citation à l’appui, tirée du chapitre

39 de la deuxième partie. Julien est dans son cachot après la tentative de meurtre, attendant le

jugement :

Il est singulier, se disait Julien, un jour que Mathilde sortait de sa prison, qu’une

passion si vive et dont je suis l’objet me laisse tellement insensible! et je l’adorait

il y a deux mois! J’avais bien lu que l’approche de la mort désintéresse de tout ;

mais il est affreux de se sentir ingrat et ne pouvoir se changer. Je suis donc un

égoïste? Il se faisait à ce sujet les reproches les plus humiliants.

L’ambition était morte en son coeur, une autre passion y était sortie de ses

cendres ; il l’appelait le remords d’avoir assassiné Mme de Rênal.

Dans le fait, il en était éperdument amoureux. Il trouvait un bonheur singulier

quand, laissé absolument seul et sans crainte d’être interrompu, il pouvait se livrer

tout entier au souvenir des journées heureuses qu’il avait passées jadis à Verrières

ou à Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envolés avaient

pour lui une fraîcheur et un charme irrésistibles. Jamais il ne pensait à ses succès

de Paris ; il en était ennuyé.2

Cette conversion (réveil d’une passion supérieure à toutes les autres qui par ce fait sont

mortes et impuissantes) sera consacrée par l’apparition de la femme aimée voire adorée

quelques jours après le jugement. Julien dort profondément, mais brusquement il est réveillé

par «des larmes qu’il sentait couler sur sa main :

Il entendit un soupir singulier ; il ouvrit les yeux, c’était Mme de Rênal.

– Ah! je te revois avant que de mourir, est-ce une illusion? s’écria-t-il en se

jetant à ses pieds.-

[…]

– Sache que je t’ai toujours aimée, que je n’ai aimé que toi.

– Est-il bien possible ! s’écria Mme de Rênal, ravie à son tour. Elle s’appuya

sur Julien, qui était à ses genoux, et longtemps ils pleurèrent en silence.

A aucune époque de sa vie, Julien n’avait trouvé un moment pareil.3

1 Erich Auerbach, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), traduit par

Cornélius Heim, Paris, Gallimard, Coll. «Tel», 1987 (1968), p. 461.

2 Le Rouge et le Noir, Paris, Bordas, Classiques Garnier, 1989, pp. 451-452.

3 Ibid., pp. 471 et 472.

Karin Gundersen

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Il faut aussi – quatrième critère – mourir pour la cause. La cause de l’amour? Cela est moins

évident, j’en conviens. Ou enfin c’est plus indirect. Il faudrait, pour démêler les fils de cette

problématique, revenir au crime de Julien, son motif secret (littéralement secret : le narrateur,

si lucide et éloquent par ailleurs, se tait complètement sur cette question) – et son effet réel.

Pour ce qui en est du motif, nous sommes réduits aux pures spéculations. Et je n’ai pas envie

de speculer. L’effet par contre est évident : sans crime, pas de prison ; sans prison, pas de

conversion. Logiquement, la conversion présuppose le crime. Son amour de

...

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