La Vie De Julien Sorel
Dissertations Gratuits : La Vie De Julien Sorel. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoirestoire assez banale d’ambition et d’amour, qui va de bonheur à malheur et de crime
en châtiment, est basée sur un fait divers dont Stendhal avait étudié les détails dans la Gazette
des Tribunaux. C’est la façon dont notre auteur a tourné les éléments de l’affaire criminelle
qui fait que l’on se souvient toujours du jeune Berthet, précepteur et assassin véritable,
modèle de Julien Sorel. Or que fait Stendhal? D’abord, il pourvoit Julien d’une profondeur
psychologique que nul héros de roman avant lui n’ait possédée. Ensuite il le situe dans un
milieu et un décor qui ouvrent à toutes sortes de passions et intrigues, qu’elle soient de nature
sociale, émotionnelle ou existentielle. Et finalement il y insère un tournant sublime, qui
transporte l’histoire de Julien au-dessus et au-delà de la plate quotidienneté. Ce tournant, c’est
l’amour, l’amour-passion éternel et indestructible, l’amour en tant que valeur absolue qui fait
s’effondre toutes les autres passions et ambitions (telles que la vanité, l’amour-propre, la
gloire, le pouvoir, l’argent, l’ascension sociale, etc.). Il s’agit d’un amour intempestif et
démodée, l’amour des troubadours et des philosophes de la Renaissance, l’amour en tant que
puissance transcendante qui se manifeste contre un arrière-fond unidimensionnel, ennuyeux et
embêtant, foyer de la bêtise moderne : la prétendue «civilisation du XIXe siècle», terme que
Stendhal n’emploie jamais sans guillemets implicites et toujours avec une ironie certaine.
Après avoir mené une vie mondaine dans les deux sens du mot, où l’argent et la position
sociale dominent et détruisent tout ce qui est beau, sensuel, tendre et sublime, Julien Sorel est
converti à l’amour. D’autres avant moi ont employé le terme de «conversion» en ce cas, mais
ils ne sont pas allés plus loin. C’est ce que je me propose de faire, en rappelant tout d’abord
les traits caractéristiques de la vie d’un saint, c’est-à-dire les critères d’un récit hagiographique.
Premièrement, il faut que la naissance du futur saint soit enveloppée d’un certain mystère
ou dotée d’un caractère surnaturel ou magique. Ensuite, ce même héros doit mener une vie
dépravée et vicieuse, une vie qui connaît aussi bien le crime que la débauche, jusqu’au
moment d’une brusque et subite conversion. Et enfin il doit mourir pour la cause à laquelle il
était converti.
Ces quatre critères (naissance magique, débauche, conversion et martyre) semblent bien
remplis dans l’histoire de Julien. D’abord, pour la naissance magique : Julien Sorel n’a pas de
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mère. La mère de Julien est complètement absente, il n’en est jamais fait la moindre mention
dans Le Rouge et le Noir. Julien a un père et deux frères auxquels il ne ressemble pas, qui le
détestent et que lui déteste en retour. Le seul personnage doux et bon de son enfance est une
espèce de parrain, l’ancien chirurgien-major de l’armée de Napoléon, qui en mourant lui
lègue sa croix de la Légion d’honneur et une collection de livres. Mais de mère il n’y a pas
trace. Julien lui-même se sent comme un enfant trouvé, solitaire et étranger dans un monde
hostile. Quand Auerbach, dans Mimésis, dit du personnage stendhalien qu’il «semble presque
fortuitement jeté dans le milieu où il vit»1, cela est doublement vrai de Julien.
Ensuite, pour le deuxième critère : la débauche, j’en ai déjà parlé; j’ai également nommé la
conversion – troisième critère – et je peux vous donner une citation à l’appui, tirée du chapitre
39 de la deuxième partie. Julien est dans son cachot après la tentative de meurtre, attendant le
jugement :
Il est singulier, se disait Julien, un jour que Mathilde sortait de sa prison, qu’une
passion si vive et dont je suis l’objet me laisse tellement insensible! et je l’adorait
il y a deux mois! J’avais bien lu que l’approche de la mort désintéresse de tout ;
mais il est affreux de se sentir ingrat et ne pouvoir se changer. Je suis donc un
égoïste? Il se faisait à ce sujet les reproches les plus humiliants.
L’ambition était morte en son coeur, une autre passion y était sortie de ses
cendres ; il l’appelait le remords d’avoir assassiné Mme de Rênal.
Dans le fait, il en était éperdument amoureux. Il trouvait un bonheur singulier
quand, laissé absolument seul et sans crainte d’être interrompu, il pouvait se livrer
tout entier au souvenir des journées heureuses qu’il avait passées jadis à Verrières
ou à Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envolés avaient
pour lui une fraîcheur et un charme irrésistibles. Jamais il ne pensait à ses succès
de Paris ; il en était ennuyé.2
Cette conversion (réveil d’une passion supérieure à toutes les autres qui par ce fait sont
mortes et impuissantes) sera consacrée par l’apparition de la femme aimée voire adorée
quelques jours après le jugement. Julien dort profondément, mais brusquement il est réveillé
par «des larmes qu’il sentait couler sur sa main :
Il entendit un soupir singulier ; il ouvrit les yeux, c’était Mme de Rênal.
– Ah! je te revois avant que de mourir, est-ce une illusion? s’écria-t-il en se
jetant à ses pieds.-
[…]
– Sache que je t’ai toujours aimée, que je n’ai aimé que toi.
– Est-il bien possible ! s’écria Mme de Rênal, ravie à son tour. Elle s’appuya
sur Julien, qui était à ses genoux, et longtemps ils pleurèrent en silence.
A aucune époque de sa vie, Julien n’avait trouvé un moment pareil.3
1 Erich Auerbach, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), traduit par
Cornélius Heim, Paris, Gallimard, Coll. «Tel», 1987 (1968), p. 461.
2 Le Rouge et le Noir, Paris, Bordas, Classiques Garnier, 1989, pp. 451-452.
3 Ibid., pp. 471 et 472.
Karin Gundersen
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Il faut aussi – quatrième critère – mourir pour la cause. La cause de l’amour? Cela est moins
évident, j’en conviens. Ou enfin c’est plus indirect. Il faudrait, pour démêler les fils de cette
problématique, revenir au crime de Julien, son motif secret (littéralement secret : le narrateur,
si lucide et éloquent par ailleurs, se tait complètement sur cette question) – et son effet réel.
Pour ce qui en est du motif, nous sommes réduits aux pures spéculations. Et je n’ai pas envie
de speculer. L’effet par contre est évident : sans crime, pas de prison ; sans prison, pas de
conversion. Logiquement, la conversion présuppose le crime. Son amour de
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