Les milieux interlopes dans les œuvres d'Akira Kurosawa
Cours : Les milieux interlopes dans les œuvres d'Akira Kurosawa. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et MémoiresPar Sarah Suzuki • 5 Octobre 2021 • Cours • 1 445 Mots (6 Pages) • 361 Vues
Sarah Suzuki
Dossier séminaire Image et mémoire
Michael Lucken
Sujet : Les milieux interlopes dans les œuvres d'Akira Kurosawa
1/Lieux et personnages qui servent au réalisme. Témoin de l'époque, tantôt par une esthétique du réalisme, tantôt par le pittoresque et l'allégorie.
L'ange ivre (Yoidore tenshi, 1948), Chien enragé (Nora inu, 1949) et Vivre (Ikiru, 1952) font partie de la catégorie des films d'Akira Kurosawa qui abordent des thèmes modernes et sociaux. Les deux premiers empruntent les codes du polar tandis que le dernier dépeint un drame plus intimiste. De nombreux motifs et séquences nous permettent de situer l'action dans le temps, les trois films témoignent différemment du Japon de l'après -guerre et de la période d'occupation américaine. Une des toutes premières séquences de Chien enragé montre un véhicule appartenant à l'armée américaine, stationnant sur une route poussiéreuse. L'ange ivre a la couleur du quotidien : murs crasseux recouverts d'affiches, maisons délabrées, dancings, cabarets… Mais la présence obsédante d'une mare infecte, sur laquelle de longs travellings convergent, ponctue le récit d'un leitmotiv inquiétant, comme une métaphore de la maladie du héros et renvoyant plus largement à l'état d'un Japon gangréné par le désordre moral. Dans Vivre, les problèmes d'insalubrité, caractéristiques de la période d'après-guerre, sont évoqués par les femmes venues se plaindre auprès du bureau de la section des citoyens.
Au-delà de ces motifs de l'ordre de l'évocation, les trois films nous conduisent, chacun à sa manière, vers des lieux marqués par le temps de l'après -guerre et des années d'occupation. Nous pensons tout particulièrement aux scènes de cabarets, de dancings et de Music-hall vers lesquels ils nous entraînent. Une étonnante scène dans L'Ange ivre nous présente une chanteuse de boogie, toute de plumes vêtue, interprétant à gorge déployée et avec ludisme un morceau spécialement composé par Kurosawa pour cette séquence. Celle-ci figure comme une véritable transposition « à la japonaise » d'une scène typique de music-hall américain des années 1920. Citons également cette longue séquence de cabaret dans Vivre mettant en scène un pianiste de jazz et une danseuse. Le spectateur non-japonais ne pourra s'empêcher de découvrir, le regard amusé, une recomposition quelque peu maladroite (le corps de la danseuse se meut mal, on a davantage l'impression d'assister à une parodie) de ce show à l'américaine improvisé. Au cours de l'enquête, les protagonistes de Chien enragé sont amenés à assister à un spectacle de danseuses de cabaret à l'exhibition médiocre, toujours emprunté à la culture occidentale.
Les scènes de cabaret et les personnages qui en sont issus incarnent un contexte social précis (l'influence de la culture américaine pendant les années d'occupation) et contribuent en ce sens au réalisme des œuvres. Dans le schéma narratif plus spécifiquement, ces lieux participent d'une construction binaire de l'espace et du temps. Dans L'ange ivre, les soins que le gangster Matsunaga est prêt à recevoir le jour de la part du docteur Sanada se retrouvent balayés le soir en faveur des codes des Yakuza. C'est donc dans leurs lieux de prédilection (dancings, bars) que Matsunaga se consume. Dans Vivre, la première étape du retour à la vie de Kanji Watanabe est caractérisée par l'opposition de la vie diurne du fonctionnaire moribond et de cette extraordinaire soirée marquée par sa rencontre avec l'écrivain, qui l'entraînera, ahuri, à travers les festivités nocturnes des quartiers de plaisirs. L'inspecteur Murakami, dans Chien enragé, part à la poursuite de son voleur qui laisse ses traces dans le monde interlope des marchés noirs et des cabarets. Celui-ci, n'apparaissant qu'aux dernières minutes du film, prend consistance tout au long du film dans la thématique du double. En effet, le voleur et le policier appartiennent tous deux à la même génération d'une jeunesse blessée, mais tandis que l'un s'est rangé dans la fonction publique, l'autre entre en révolte contre le monde de l'après -guerre.
2. Allégorie du Japon
L'ange ivre conte l'histoire d'une rencontre entre un yakuza et un médecin de quartier, deux personnages liés par une amitié inavouée et presque impossible. Le milieu interlope dont il est question dans ce film est celui des yakuza, incarné par le personnage de Matsunaga qui gouverne en maître un quartier entier. Revêtant par moments un aspect presque documentaire, ce film nous fait découvrir un véritable système de découpage de territoires sur lequel un aniki, un yakuza gradé, exerce son pouvoir, et comment ce quartier entier bat au rythme de ses « administrateurs ». Cependant, malgré une esthétique réaliste, dans le décor d'un Japon en ruines et insalubre (le cabinet du médecin se trouve dans une sorte de bidonville, au beau milieu d'une mare infectée), Kurosawa livre ici l'allégorie d'un Japon bouleversé que l'on discerne à travers le trait volontairement exagéré du règne de ces Yakuza, mettant en lumière le désordre moral de l'immédiat après-guerre : ce sont « les méchants » qui font la loi. L'allégorie se trouve attestée par le système de l'enclave, du quartier fermé dans lequel se déroule l'action. Lorsqu'on le compare à Chien enragé, même si les deux films reprennent le même contexte, celui du marché noir et des cabarets, L'ange ivre fonctionne sur le principe de l'enclave, du quartier, de la scène autonome. A contrario, Chien enragé repose sur l'ouverture, sur la ligne droite, la traversée des milieux et en ce sens embrasse plus largement l'espace, contribuant à saisir avec plus de réalisme la situation sociale du Japon de l'immédiat après-guerre.
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