Le quartier de tomate, Robe-Grillet "Les Gommes"

Robbe-Grillet, Les Gommes

« Le quartier de tomate »

Introduction

Alain Robbe-Grillet est considéré comme « le Pape du Nouveau Roman », et un de ses chefs de file.

Or, cette étiquette de « Nouveau Roman » n'a pas encore été consacrée en 1953, date de la parution des Gommes, seconde œuvre de Robbe-Grillet. (Le sera en 57 dans Le Monde)

Ce récit policier raconte l'enquête d'un jeune inspecteur des services spéciaux, Wallas, arrivé dans une ville labyrinthique pour résoudre l'énigme de la mort d'un certain Daniel Dupont, prétendument assassiné par une organisation terroriste.

En réalité, Daniel Dupont n'est pas mort : il se cache dans une clinique avec la complicité d'un médecin. Finalement, les investigations de Wallas, le mèneront, par une série d'erreurs et de quiproquos à se rendre lui-même meurtrier de Daniel Dupont.

Cette intrigue, relativement complexe, rappelle grâce à de nombreux détails celle du mythe d'Oedipe, et de la pièce Œdipe-Roi de Sophocle. Notre extrait intervient au milieu des pérégrinations de Wallas, qui fait une pause déjeuner.

Bien que Les Gommes précèdent l’Ère du Soupçon de Sarraute (56) et les autres textes théoriques du Nouveau Roman (Pour un Nouveau Roman, 63), on en décèle néanmoins les prémisses dans le récit de Robbe-Grillet.

Quelles rénovations stylistiques et thématiques permettent à un quartier de tomate d'occuper le premier plan durant 15 lignes d'un grand roman ?

Nous évoquerons tout d'abord le cadre déshumanisé du premier paragraphe de notre extrait (jusqu'à « petits cubes »), puis nous aborderons la description du fruit en lui-même.

1. Un cadre déshumanisé

a. Décor déshumanisé

• Restaurant mécanisé : isotopie de la machine « bouton, moteur électrique, case libre, petits cubes... »
• Wallas est réifié également :

Décomposition de ses actions : pièce, bouton, plateau X3.

+ le découpage de sa nourriture en « petits cubes ».

b. Point de vue de qui ?

• modalité déclarative

• narration uniquement descriptive
• texte exclusivement objectif ?
• narrateur extradiégétique et focalisation externe ? Comment expliquer ce « agréable » ?

c. La non-transition

• Emploi majoritaire du présent de l'indicatif : rend le procès simultané à l'énonciation (le place sous les yeux du lecteur).
• Simple saut de ligne, école du regard, scène du buffet, gros plan sur la tomate => cinéma

(R-G réalisateur et scénariste)

1. Un ****** de quartier de tomate

a. Un fruit ordinaire

• adjectifs qualificatifs + adverbes mélioratifs : « symétrie parfaite, beau rouge, régulièrement épaisse, bien rangés... »
• mais chaque adjectif est associé à une cause ou nuancé par un autre péjoratif : « découpé à la machine, de chimie, gelée verdâtre... »
• donc fruit banal qui n'est ni dégoûtant, ni appétissant.

b. Parcours du regard :

• bord de la tomate, la chair et la peau, puis les pépins, le cœur, et zoom plus important sur les petites veines blanches, et enfin retour sur le haut, avec son coin de peau décollé.
• Point de vue de Wallas qui regarde son assiette ? Ou d'une caméra en lieu et place du perso ? Ou les remarques intérieures à l'esprit de Wallas comme dans du Joyce ?

• Littérature « objectale » : (avant les années 70, le mille-pattes de La Jalousie, les cartes postales dans Histoire de C. Simon), description scientifique, neutre du fruit, qui ne met même pas en appétit, APPAREMMENT aucun rapport avec Wallas.

c. MAIS : préfiguration du meurtre ?

• Métaphore d'un corps : « chair X2, peau, cœur, veines, rouge ».
• Influence de la psychanalyse : meurtre de la figure paternelle déjà en germe dans l'inconscient de Wallas ?
• Évocation d'un « accident », antithétique au « sans défaut » du début du paragraphe.

Conclusion

Sans révolutionner totalement l'art de la description, Robbe-Grillet brouille les codes, ce qui a pour effet d'interroger le lecteur ou d'attirer son attention.

Les grands thèmes de l’œuvre complète de l'auteur sont déjà présents dans ce court mais très riche extrait. (les rappeler)

Ainsi, une rondelle de tomate peut devenir le symbole de l'intrigue de tout un roman, et même le morceau de bravoure qui témoigne d'un style nouveau.