Commentez l'extrait de B.-M. Koltès, LE RETOUR AU DESERT
Commentaire de texte : Commentez l'extrait de B.-M. Koltès, LE RETOUR AU DESERT. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et MémoiresPar Julie L • 18 Avril 2018 • Commentaire de texte • 1 904 Mots (8 Pages) • 11 441 Vues
Introduction :
Les dramaturges modernes ont eu tendance, en rupture avec le théâtre classique, à chercher à reproduire avec réalisme
dans l’échange la vivacité d’une conversation. Le théâtre de Bernard-Marie Koltès attribue à la parole un autre statut :
il s’agit plutôt de montrer que la prise de parole est une façon de se placer dans un rapport de pouvoir, mais aussi de
s’approprier une langue, quitte à s’éloigner de la réalité. Cette conception est assez bien représentée dans le présent
passage, extrait du Retour au désert, pièce jouée en 1988 : Adrien et Mathilde sont frère et sœur ; ils ont une violente
dispute. Tandis qu’Adrien cherche violemment à faire taire sa sœur, celle-ci aYrme ses droits avec la même énergie.
Quelles fonctions revêt la parole dans cet extrait ? Nous mettrons d’abord en évidence la violence de l’aVrontement.
Nous montrerons ensuite en quoi les personnages incarnent, à travers leur échange, deux systèmes de valeurs opposés.
Nous tenterons enfin de rendre compte de la puissance poétique de ce passage.
I. La violence de l’affrontement
1. Une parole substitut de l’aVrontement physique
Cette scène théâtrale oppose deux personnages prêts à s’aVronter physiquement, mais retenus, comme l’indiquent les
didascalies, par leur fils ou leur serviteur. L’un d’eux – Aziz – paraît d’ailleurs prêt et résigné à un combat sanglant,
ce qu’il traduit par une image violente : Aziz ramassera les morceaux. La parole devient alors un substitut de
l’impuissance physique. C’est pourquoi les répliques les plus longues, quoique reliées par un enchaînement sur le mot
– Eh bien oui, je te défie... –, ne se présentent pas réellement comme un dialogue ; elles semblent avoir leur propre
autonomie, et chaque tirade prend finalement l’apparence d’une longue démonstration de force dans laquelle le but
n’est pas d’écouter les arguments de l’interlocuteur, mais de l’annihiler. Pour cela, Adrien et Mathilde emploient des
stratégies similaires, dont celle qui consiste à dévaloriser l’interlocuteur.
2. Violence des mots
Adrien, d’emblée, injurie sa sœur sur le mode méprisant, la traitant de pauvre folle , lui déniant implicitement les
facultés nécessaires pour s’opposer à lui et, a fortiori, au monde . Il cherche également à lui porter de véritables
coups en imaginant, sur le mode conditionnel, des châtiments et des humiliations – ... on te cracherait au visage et
on t’enfermerait dans une pièce secrète... –, ou en évoquant des sévices passés – dîner à genoux – qu’il juge pas
assez sévère[s] . Mathilde est plus subtile dans l’injure, en insultant l’épouse de son frère au moyen d’un désignateur
péjoratif, voire réifiant : ce qui te sert de femme . De même, plutôt que de faire référence à un hypothétique
châtiment ou à un passé infâmant, elle préfère projeter Adrien dans un avenir de désolation, comme en témoigne le
champ lexical de la décomposition : faillite ; lézarde ; pourriture . Ainsi, les mots sont utilisés pour faire mal.
Mais leur puissance destructrice est accentuée par l’impression de surenchère verbale.
3. La surenchère verbale
La force même des termes employés est décuplée par l’accumulation et la saturation des répliques. Ainsi, Adrien pense
pouvoir réduire Mathilde à néant en multipliant les termes d’adresse comme tu , repris onze fois, ou en multipliant
les questions rhétoriques : tu crois [...]? ; qui es-tu [...]? Il donne également à ses propos une puissance graduelle
par l’emploi de modalisations croissantes : tu crois ; tu peux ; tu devrais . La gradation est également présente
dans les multiples définitions qu’il fait d’elle : par un enchaînement de quatre attributs régis par le même verbe tu n’es
qu’, il l’attaque d’abord sur son statut sexuel – une femme , puis sur son statut social – une femme sans fortune
–, et enfin sur son indignité morale : Mathilde est une fille-mère, une mère célibataire . Cette disqualification
culmine par un déni d’existence en bonne et due forme : comme si tu n’existais pas . Adrien insiste, martèle, joue
avec les accumulations, énumérant par une suite de verbes à l’infinitif l’attitude de sa sœur : bafouer [...], critiquer
[...], accuser, calomnier, injurier [...] . Mathilde, elle aussi, a recours à la répétition, fondant même toute la première
partie de son discours sur le verbe défier . C’est l’accumulation des codes du verbe – le jardin [...], l’arbre [...], le
mur [...] qui fait toute l’efficacité et la force de son défi. Pour similaires qu’elles soient, ces stratégies oratoires varient
cependant dans le fond et révèlent deux identités fortement opposées.
II. Un affrontement révélateur d’une opposition de caractères et de valeurs
1. Adrien, incarnation de la morale bourgeoise
À travers son discours, Adrien construit progressivement l’image d’un bourgeois moralisateur et sexiste. D’emblée, il
met ainsi en place un système d’énonciation opposant les gens honorables – parmi lesquels il s’inclut – à sa sœur,
marquée par le sceau du péché . De plus, toutes ses répliques sont saturées par un vocabulaire moral : il évoque les
bonnes manières que Mathilde cherche à bafouer , et le nœud de sa longue tirade est une gradation qui renvoie
sa sœur à son statut de femme indigne, puisque mère et célibataire . Il demande également à sa sœur de ne pas
sali[r] la mémoire de [leur] père . Adrien incarne de fait tous les préjugés moraux du bourgeois ; il aYche même
son conservatisme en regrettant l’époque passée qui aurait banni [...] sa sœur de la société , ou la trop faible
sévérité de la peine infligée par son père à Mathilde. De fait, ce personnage met en œuvre un motif de l’exclusion en
prolongeant et en aggravant verbalement les anathèmes prononcés par son père ou la société. Cette position de principe
ne paraît pas cependant totalement désintéressée : il s’agit de conserver la maison familiale au détriment de sa sœur.
Aussi ses propos ne paraissent-ils pas totalement sincères lorsqu’il évoque les motifs pour lesquels il est resté dans la
maison familiale : Je n’aimais y vivre qu’à cause de notre père, en mémoire de lui. Face à cet homme du passé,
Mathilde s’impose comme une figure féminine conquérante.
2. Mathilde, une femme conquérante
Dans ce rapport de forces, c’est assurément Mathilde qui prend le dessus, en ne réfutant pas les propos de son frère,
mais en renchérissant, par une confirmation : Eh bien oui. En usant quasi exclusivement du je , et de la modalité
assertive, en organisant une de ses répliques autour d’un seul patron syntaxique ( Je défie suivi d’un complément),
le personnage reconquiert une identité mise à mal et retourne le rapport de forces en sa faveur. Par son défi lancé
contre Adrien et son entourage, elle assume totalement ce qu’elle est et revendique ses droits. Là où son frère était dans
le conditionnel et le passé, mode et temps du regret des choses qui furent ou qui pourraient être, Mathilde impose, par
...