Appolinaire - Alcools (Analyse Des Oeuvres Principales)
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Nuit Rhénane
“Nuit rhénane” fait partie d’un ensemble de neuf poèmes groupés dans “Alcools” sous le titre général de “Rhénanes” (qui devaient faire l'objet d'un recueil qui aurait été intitulé “Le vent du Rhin”), qui ont été inspirés à Apollinaire par le séjour qu’il fit en 1902 en Rhénanie, région qui ne pouvait pas ne pas développer en lui les germes de romantisme nordique qu'il tenait de son ascendance polonaise et que l'Ardenne belge avait déjà éveillés deux ans plus tôt. Ils s'inscrivaient dans la lignée de Nerval et des romantiques allemands (cadre géographique ; importance des légendes ; lien étroit entre la nature et les sentiments). Le poète y oppose la vie et l'alcool, la mort et l'ombre, le merveilleux légendaire et la grisaille quotidienne. Sa construction est relativement classique : trois quatrains d’alexandrins aux rimes croisées, suivis d'un alexandrin isolé. On pourrait y voir un sonnet auquel manque un vers,
Première strophe : On peut imaginer le poète dans une auberge au bord du Rhin buvant du «vin». Si celui-ci est «trembleur comme une flamme», c’est que la main du buveur qui tient le verre ou, plutôt
l'étreint, tremble sous l’effet de l’alcool comme sous le coup du souvenir de sa flamme amoureuse. Elle est rallumée en lui par la chanson lente et envoûtante du batelier, le poème, dans une véritable mise en abyme, se mettant à l'écoute d'un autre poème. Le batelier est un alter ego du poète qui a été sensible à la vision, dans une ambiance nocturne, de «sept femmes» surnaturelles, le chiffre sept ayant une valeur mystique, le vert des cheveux étant celui que les Latins attribuaient aux divinités des mers et des fleuves qu’ils appelaient même «dei virides» (dieux verts) et «deae virides» (déesses vertes), la chevelure de Vénus surgissant des flots étant qualifiée de «viridis» (dans “Voyelles”, Rimbaud, en bon latiniste, vit en «U» qui est la chevelure, dans ce blason du corps féminin, les «vibrements divins des mers virides») ; d’ailleurs, si ces cheveux sont tordus dans un mouvement de tête suggestif qui est comme une invite provocante, c’est qu’ils sont humides, qu’elles sont des baigneuses de minuit, sinon des sirènes comme l’était la Lorelei de la légende (plutôt que celle du poème d’Apollinaire). Ces longs cheveux, lascivement dénoués et qui tombent «jusqu’aux pieds», évoqueraient même des serpents.
Deuxième strophe : Comme le marque le rythme nerveux du premier vers qui contraste avec celui de la strophe précédente, c’est un sursaut du poète qui, voulant sortir de l'envoûtement causé par l’espèce de complainte du batelier, voulant revenir rapidement au monde du réel qui s'oppose au monde fantastique, crie «Debout» aux gens qui, dans cette auberge, l'entourent, leur intime de chanter plus haut, de danser une ronde et qu’elle l'étourdisse ! Il souhaite la présence près de lui de filles bien réelles, bien sages et tout à fait conventionnelles avec leurs cheveux blonds de créatures angéliques, leur «regard immobile», c’est-à-dire la rigueur de leur port de tête, et leurs «nattes repliées», symboles de pureté, de stabilité et d’ordre, qui s’opposent aux cheveux verts et tordus des femmes de la strophe précédente, à la beauté voluptueuse, au trouble éclat.
Troisième strophe : Cependant, s’impose l’ivresse (bien rendue par la syntaxe un peu titubante de «le Rhin le Rhin est ivre» et par l’assonance en «i» du vers 9 : des sons éclatants de joie) qui avait été annoncée par le premier vers du poème. Par une amplification épique, elle a donc gagné le Rhin lui-même, d’autant plus qu’il coule entre des coteaux couverts de vignes ; elle devient même cosmique, gagne les étoiles («tout l’or des nuits»), ce qui toutefois s'explique rationnellement : elles se reflètent dans l'eau qui, en bougeant, fait trembler leur image. Aussi domine encore la voix qui «chante» la chanson du batelier. C'est à en défaillir, à en mourir (ce que le poète télescope en cette création lexicale : un «râle-mourir»), comme d'un plaisir à la fois délicieux et déchirant. Et la voix chante celles qui sont bien désignées comme des «fées aux cheveux verts». Elles «incantent l’été», c’est-à-dire l’enchantent.
Dans le dernier vers, le «verre s’est brisé comme un éclat de rire». Est-ce par respect de la coutume qui veut qu’en signe de contentement, on brise un verre vidé? Non, c’est plutôt que, sous le coup de la colère, du dépit, de la douleur du souvenir des fées séduisantes mais dangereuses, il a été serrré trop fort, accident qui vient rompre l’ivresse, rompre la tension comme le fait «un éclat de rire» et arrêter le poème à son treizième vers.
Il reste que le vin a triomphé des puissances maléfiques, que la vie a triomphé de la mort. Cette courte pièce lyrique où se mêlent l'ivresse du vin et l'ivresse amoureuse, qui a bien sa place dans un recueil qui porte le titre d”Alcools”, est très douloureuse, malgré les apparences à la première lecture. Son mouvement est calqué sur les actes de l'ivrogne qui est évoqué avec un humour qui compense (et renforce du même coup) ce qu'il y a de poignant dans la douleur de l'amant. La couleur locale est très discrète. On trouve la même flamme et le même tremblement dans le vin, dans le fleuve et... dans le cœur du poète.
Commentaire sur le recueil
Premier grand recueil poétique d'Apollinaire, “Alcools” rendait compte d'un long trajet poétique puisqu’il rassemblait des textes écrits entre 1898 et 1913, dont nombre avaient paru auparavant dans diverses revues, le poème liminaire, “Zone”, étant en réalité le dernier composé. Dans cette période, le poète s’ouvrit à différents courants d’inspiration : le symbolisme, l’unanimisme, le futurisme et le cubisme, ce qui est une première justification du pluriel du titre du recueil.
Il retravailla les poèmes et les modifia souvent pour la publication en volume, opérant à la dernière minute une suppression complète de la ponctuation.
Il avait d'abord songé à intituler son recueil “Eau-de-vie”. Le titre “Alcools” se justifie car chacun des poèmes est un alcool, c’est-à-dire une métamorphose du monde en chant, sa résurrection permettant à l’être humain de s’incorporer l’univers au lieu d’être à sa merci. Les références explicites à la boisson enivrante sont fréquentes dans le recueil :
- «Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie» ("Zone")
- «Nous fumons et buvons comme autrefois» ("Poème lu au mariage d'André Salmon")
- «Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme» ("Nuit rhénane").
De même, l'univers d'”Alcools” est jalonné de nombreux lieux pourvoyeurs de boissons : des «tavernes» ("Zone"), des «cafés» (“La chanson du mal-aimé”), des brasseries («Beaucoup entraient dans les brasseries» ["La maison des morts"] - «Elle [...] buvait lasse des trottoirs / Très tard dans les brasseries borgnes» ["Marizibill"]), des auberges (celle du "Voyageur" est «triste» et celles des "Saltimbanques" sont «grises»). D'un symbolisme multiple, que le pluriel du titre élargit encore, l'alcool désigne l'universelle soif du poète, le paroxysme de ses désirs :
- «Je buvais à pleins verres les étoiles» ("Les fiançailles")
- «Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers [...]
Écoutez-moi je suis le gosier de Paris
Et je boirai encore s'il me plaît l'univers» ("Vendémiaire").
Extrême et intarissable, cette soif, souvent euphorique, court toutefois le risque de demeurer inassouvie : «Mondes [...] / Je vous ai bus et ne fus pas désaltéré» ("Vendémiaire").
L'alcool suggère en outre la transgression, la possibilité de faire fi des tabous et des normes, en somme les audaces d'une poésie novatrice et moderne.
La poésie d'”Alcools” se déploie en effet souvent dans la fantaisie et la rupture à l'égard des normes, mais elle se plie également à certaines règles. C'est ce mélange de nouveauté et de tradition, de surprise et de reconnaissance qui fit l'originalité du recueil. Si, sur le plan prosodique, Apollinaire conserva en général la rime et la régularité métrique, avec une nette prédilection pour l'octosyllabe et l'alexandrin, c'est en raison d'une nécessité interne à sa poésie et non par souci d'obéir à une quelconque contrainte extérieure. La poésie d'”Alcools” s'enracine dans le chant qu'elle cherche à rejoindre par son souffle propre. Les enregistrements qui demeurent du poète témoignent d'ailleurs de cette parenté : Apollinaire, lisant ses textes, semble chanter. Mais la rime et le mètre ne sont pas seuls à contribuer à la musicalité du recueil. La répétition, les refrains, savamment agencés, confèrent à de nombreux poèmes un rythme qui les rapproche du cantique. Ailleurs, la répétition, plus légère et joyeuse, confère
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