« Qu’il est égoïste de parler de soi ! », partagez-vous ce jugement sur la littérature du « je » ?
Dissertation : « Qu’il est égoïste de parler de soi ! », partagez-vous ce jugement sur la littérature du « je » ?. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et MémoiresPar Este Ban • 21 Mars 2019 • Dissertation • 5 702 Mots (23 Pages) • 3 850 Vues
Sujet de dissertation : « Qu’il est égoïste de parler de soi ! », partagez-vous ce jugement sur la littérature du « je » ?
Il nous paraît aujourd'hui acquis que la vie d'un auteur laisse dans son art de nombreuses traces. Nous imaginons même souvent la création littéraire comme la transposition d'expériences vécues. Le processus typique est pour nous celui de Villon condamné à mort et écrivant la fameuse « Épitaphe Villon », dite « Ballade des Pendus », celui de Musset aimant George Sand, qui se brouille avec elle et en écrit « les Nuits » ou celui d'Apollinaire déchiré par sa rupture avec Annie Playden et en tirant les poignants accents de la « Chanson du mal aimé. » Preuve en est l'intérêt passionné que le public porte, au-delà de leur œuvre, à la personnalité des écrivains, même si leur vie n'a rien de spécialement tapageur ou agité. C'est qu'en réalité on a l'impression que la réponse au « Qui est-il ? » aidera à comprendre le « Qu'écrit-il ? ». Mais c'est là une attitude relativement récente qui n'est guère antérieure au romantisme et contre laquelle l'esthétique parnassienne et réaliste de la seconde moitié du XIXe siècle avait déjà violemment réagi, à la manière de Flaubert qui écrivait en 1857 : « C'est un de mes principes qu'il ne faut pas s'écrire ». Dans une telle conception, l'écriture du « je » est strictement réduite à une partie du vécu de l'auteur noircie sur une feuille de papier, pour ainsi dire « un fragment biographique personnel quelque peu romancé ». Pour Flaubert, il s’agit ici de rompre avec l’égocentrisme, de celui qui rapporte tout à soi. Mais dans le cas de l'écrivain, l’égoïsme serait surtout de chercher un intérêt pour lui-même dans l'écriture, avant que de la destiner au lectorat. En écho à Flaubert, Paul Léautaud a quant à lui écrit : « Il paraît qu’il est immoral de parler de soi. Moi je ne sais parler que de moi. » Paul Léautaud défend ici cette littérature du soi, affirmant que c’est en elle que se concentre le mieux une connaissance, de soi en l’occurrence, et du fait de cette connaissance, une vérité. Or, défendre une vérité, même si elle porte sur soi, est-ce que ça ne serait pas d’abord la partager ? Ainsi, écrire pour parler de soi, est-ce se conforter seulement dans l’acte identitaire personnel, ou bien est-ce aussi prendre en compte autrui afin de mieux penser l’universalité de son propos ? En effet, l’écriture sur soi, c'est indubitablement centrer son propos sur son expérience, et ainsi, y rechercher une explication à sa situation personnelle présente. À ce stade, parler de soi serait donc bien un acte égoïste. Cependant, l’on n’écrit pas seulement pour assouvir sa passion mais aussi pour diffuser le fruit de cette dernière à un large public. Il s’agira dès lors de considérer le témoignage singulier de l’auteur comme une marche vers l’universalité. Enfin, nous verrons que l'affirmation de Paul Léautaud est particulièrement pertinente, puisque l'auteur, en étant auteur, est forcément quelque part, un autobiographe.
Il faut tout d’abord s'intéresser aux raisons qui valent à la littérature du « je » le terme « égoïste ». Pour cela, on considérera l’égocentrisme que peut constituer l'utilisation-même du pronom personnel « je », dans l’exaltation personnelle qu’elle induit, ; puis, nous verrons que ce « je » conduit l’auteur dans sa quête identitaire à exposer sa plus profonde intériorité ; enfin, nous constaterons que le caractère égoïste de cette littérature réside surtout dans sa finalité expiatoire, à savoir la justification de sa propre existence.
Tout d’abord, il ne faut pas se méprendre sur le sens profond d’un tel art : avant d’être engagement pour les autres, la littérature du « je » est engagement pour soi-même. C’est Françoise Sagan qui affirmait d’ailleurs : « Je ne suis le porte-drapeau de personne, écrire est une entreprise tellement solitaire… ». Quelques genres littéraires se concentrent à ce titre sur le récit de notre propre existence : tel est le cas des mémoires, des journaux intimes et du genre autobiographique en général. De même, le romantisme, en associant la quête poétique à la quête de soi comme écrivain, est à ce titre représentatif d’une « aventure en solitaire » vécue comme ressourcement. Transcendant par exemple le naturalisme, nombre de poésies s’accompagnent d’une indéniable sensibilité individualiste. Si le poète parle pour tous, son art exprime d’abord sa propre personnalité. Comment le poète pourrait-il « parler pour tous » de ce qui relève d’abord du « pour soi » ? On peut y voir un exemple frappant dans « Brise marine » de Mallarmé qui prend souvent les aspects d’un poignant monologue intérieur, au sein duquel le locuteur fait figurer son dégoût du présent et l'appel irrésistible du large, des orages et de l'azur.
D’ailleurs, la réalité extérieure importe peu dans de nombreuses poésies, qui s’en distancient même volontairement pour privilégier davantage l’expression de l’émotion et des sentiments. Depuis son origine, la poésie a souvent été associée à la douleur ou à l’expression de la peine. Orphée, figure mythologique qui incarne le premier poète, pleure la mort d’Eurydice, sa bien-aimée, en chantant sur sa lyre. De fait, on s'exhale dans ses propres sensations, ses propres sentiments, et tout romantique devient, pour reprendre les mots de Simone de Beauvoir, « le nombril de son monde ». Seulement, ce monde n'est pas seulement affirmé, il est exagéré, exhalé ; l'excès est de mise et l'on s'épanche sans retenue. Le Moi romantique est, non seulement, égocentrique, mais il est aussi et surtout envahissant.
Plus amère encore est l’autobiographie qui vise à réveiller le passé dans le but de lutter contre le temps qui passe, d’exorciser la mort qui guette inlassablement le présent. Ainsi, Chateaubriand ne cesse-t-il, dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, d'évoquer sa nostalgie d’une jeunesse pleine d’espérance, et sa peur de voir ce « rivage » s’éloigner inexorablement. Dès lors, loin du style jubilatoire d’un Rousseau, nous avons affaire à une écriture nostalgique. Le passage qui nous attire plus particulièrement dans l’autobiographie de Chateaubriand est celui où il évoque les ruines de Rome, ville de son cœur qui lui rappelle sous ses décombres, sa lointaine jeunesse. La symbolique des ruines est particulièrement forte : sous les ruines, il y a une trame de la construction antérieure, qui représente métaphoriquement la vieillesse de l’auteur, son corps étant les ruines d’une jeunesse tant regrettée. Aussi, rédiger une autobiographie, n’est-ce pas chercher, même confusément, à laisser une trace de « soi » après la mort et faire face individuellement à l’oubli et au temps.
Cette dimension existentielle de l’écriture est primordiale : écrire sur soi, c’est bien sûr garder une trace de sa vie, mais plus profondément une empreinte de soi. L’écriture est une quête personnelle de l’auteur, une reconfiguration identitaire. Apprendre à se connaître, entrer dans son intimité, chercher sa personnalité et trouver une vérité intérieure sont ici essentiels. Nous pourrions même dire qu’en entrant dans l’intimité du langage, par l’écriture de ce « je » qui nous représente, nous rentrons dans notre propre intimité. Dans « L’isolement », Lamartine, après avoir perdu Julie Charles, semble trouver refuge dans ce dialogue intérieur qu’est la poésie. Il s’agit d’ôter un fardeau que l’on n’arrive point à communiquer par le discours oral : l’écriture sur soi est à cet égard une autre manière de « parler » de ses problèmes. L’écriture en tant qu’expression des états d’âme, amène se connaître car elle fonde l’identité même de l’homme. Dès lors, le fait d’exprimer ou d’épancher ses sentiments avec l’écriture, permet d’apprendre sur nous-même, et c’est peut-être là ce que recherche exclusivement l’auteur.
De même, écrire sur soi, c’est chercher à reconstruire son propre passé, c’est chercher la fonction rétrospective de l’écriture. En effet, Lejeune donne une définition de l'autobiographie dans son ouvrage Le pacte autobiographique : « Un récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité ». À cet égard, Anaïs Nin a tenu un imposant journal qu’elle commença à l’âge de onze ans et qu’elle n’abandonna jamais : l’écriture de l’intime n’est-elle pas précisément la meilleure expression de ce dialogue avec soi-même ? Quelle meilleure preuve de ce lien entre mémoire et écriture que le roman d’introspection psychologique de Marcel Proust À la recherche du temps perdu ? Le narrateur se concentre sur ses souvenirs et tente de se rappeler de sa vie, d'images et de sensations. Il veut parvenir à comprendre qui il a été, pour mieux savoir qui il est désormais. Le roman s'ouvre par la célèbre phrase : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Tout de suite, le lecteur est plongé dans l'esprit du narrateur, dans sa mémoire, dans ses souvenirs. Retracer sa vie et s’obliger à se souvenir pour mieux affronter son passé, telle semble être la motivation de l’auteur.
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