Nicolas Bouvier, L'Usage du monde
Commentaire de texte : Nicolas Bouvier, L'Usage du monde. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et MémoiresPar Margaux Berville • 30 Octobre 2016 • Commentaire de texte • 2 774 Mots (12 Pages) • 12 268 Vues
Séance 14 – Lecture analytique n°4
Introduction : Face à une certaine démocratisation des pratiques voyageuses, à la multiplication des destinations et des récits qui en rendent compte, l'horizon du récit de voyage au XXe siècle peut paraître sombre. Cependant, certains écrivains-voyageurs, tels Nicolas Bouvier (1929-1998), parviennent toutefois à écrire et rêver encore l'univers, mais peut-être surtout à ouvrir de nouveaux horizons littéraires qui ne sont pas sans séduire le lecteur contemporain. Dans l’Usage du monde, l’auteur nous livre ainsi le récit de voyage qu’il a effectué avec son ami le dessinateur Thierry Vernet, en Fiat Topolino, de la Yougoslavie à l’Afghanistan, entre juin 1953 et décembre 1954. Ce passage les met en scène alors qu’ils passent l’hiver à Tabriz, ville au nord de l’Iran cernée par la neige. Soumis à l’immobilité, les deux voyageurs confrontent alors leur expérience du voyage, qui diverge, et se livrent à une introspection. A cet égard nous nous interrogerons sur la façon dont l’auteur parvient à établir un lien qui unit fortement voyage, existence et écriture. Après avoir repéré les principales caractéristiques de ce récit de voyage, nous nous intéresserons donc aux conceptions et aux enjeux du voyage qu’il met à l’œuvre.
I. Le récit de voyage selon Bouvier
On retrouve dans son texte des topoi de la littérature de voyage, propres à séduire le lecteur (même si le texte est moins basé sur la découverte des peuples autochtones que sur les émotions ressenties) : le goût de l‘Ailleurs (A.) et la sincérité du témoignage. (B.)
A. Un récit qui met en avant le goût du voyage et le goût de l’Autre, propre séduire le lecteur
On trouve dans le texte tout un exotisme, un goût de l’ailleurs propres à séduire lecteur
1. Une histoire dans l’histoire
Le récit, dès le premier paragraphe, s’ouvre sur une histoire d’un voyage qui appartient aux temps anciens :
• La légende est elle-même tirée d’un récit, « Dans l’Empire des steppes », d’un autre écrivain voyageur, René Grousset qui a voyagé en Asie dans l’entre-deux guerres ; il l’a lui-même recueilli chez Marco Polo.
Nicolas Bouvier est donc lui-même un lecteur de récit de voyage, reprend l’héritage, la tradition de textes antérieurs, montre qu’il s’inscrit dans une longue lignée ; partage sa lecture avec son compagnon de route, avec son lecteur à qui il veut donner son goût pour ce type de récit. Ainsi ce récit venu des temps anciens traverse les âges et ne se perd pas dans l’oubli. Comme une chaîne complice qui se fait de Marco Polo jusqu’à nous.
• Récit plein d’exotisme :
- Qui renvoie à l’ailleurs dans l’espace, « infante chinoise », l.1, « un khan de Russie occidentale » (l.2) et dans le temps
- Qui renvoie à un univers légendaire et merveilleux : histoire de prince et princesse, histoire surprenante cf les points de suspension : « l’affaire s’était finalement conclue ... à la génération suivante » (l.3) et inconcevable de nos jours donc une histoire propre à séduire et intéresser le lecteur
• Enfin un récit qui vient comme par magie ou par ironie faire écho à la situation de son ami - « mariage qu’il ne comptait pas différer d’une génération » (l.5) - et amorcer la réflexion sur le voyage.
2. Le goût du dépaysement
Le texte de Bouvier est parsemé de multiples noms propres et de références exotiques qui évoquent sa fascination pour l’ailleurs et pour ce vaste continent d’Asie.
• Monde des « steppes » évoqué par de multiples noms propres qui regroupent la Chine, la « Russie » de la légende,
« l’Asie centrale » (l.16), pour laquelle il a une forte attirance et qu’il évoque par sa topographie : chaîne montagneuse du « Caucase », la mer « Caspienne » (l.18), la vallée de « Orda des Khirghizes » (l.19)
Le sous-continent indien, destination où Flo retrouvera son compagnon : « l’Inde » (l.13) et où il les rejoindra « entre Dehli et Colombo » (l.14).
Noms locaux et inconnus au lecteur qui évoquent leur espace restreint de vie en Iran : ligne 7 : « retour du Bain Iran », ligne 12 : « on mit le cap sur le Djahan Noma »
• Référence à des images qui évoquent de façon symbolique ces espaces d’Asie : l.21 à23 : « un autre hivernage encore plus retiré, des femmes aux nez épatés, en fichus de couleur, séchant du poisson, dans un village de planches au milieu des joncs ».
• Fascination pour les cartes
3. Le goût de l’espace et du déplacement
Pour Bouvier, pas de voyage sans déplacement physique dans de vastes espaces !
Le voyage n’est évoqué que deux fois de façon neutre dans le texte sous la forme du nom « voyage » (l.9) et sous le verbe « on voyage » (l.28)
D’autres termes sont à lire comme des synonymes et sont révélateurs de la conception de Bouvier qui ne peut le concevoir sans déplacement, sans une part d’aventure et d’inconnu
• « aller-retour » (l.2) « Ces étendues » (l.19), « des cheminements » (l.21), « nous bouclerions la boucle ensemble » (l.27) insistance sur la nécessité du mouvement inlassable, même répété
• « un genre d’entreprise » (l.15) voyage associé à l’aventure, l’expérimentation, le pari sur l’avenir, l’incertitude, le risque
• « l’espace » que l’histoire de l’infante et du khan « dispense sans lésiner » (l.3), « l’Orda des Khirghizes plus vaste », « les étendues » (l.19) voyage rime avec grands espaces, immensités, et donc inconnu, prendre le risque de se perdre
Un récit de voyage qui comporte les nombreux topoi attendus dans sa façon d’évoquer l’Ailleurs, le goût de la différence, du dépaysement.
B. Un récit authentique qui livre anecdotes et impressions
1. Authenticité et sincérité du témoignage
Récit à la 1ère personne = dimension autobiographique qui fait le compte des évènements et des impressions :
- Un « je » qui se met en scène avec un « il » son compagnon de voyage « Thierry »,
- Un « nous » qui renvoie à l’union des débuts seulement évoqué ligne 12-13 et pour signifier la décision de se séparer !
Une histoire pleine d’humanité qui ne met pas qu’en jeu le voyageur- auteur mais qui fait une large place à son compagnon de voyage qui met pourtant un terme à leur contrat.
Sincérité d’autant plus perceptible que Bouvier se met en scène même dans l’échec :
• L.9 : « et je ne compris d’abord pas, tant l’égoïsme peut aveugler »
• L.26 : « J’étais quand même désemparé »
2. Récit au passé simple des évènements qui font le quotidien du voyage
Dans les 2 premiers paragraphes, quand le séjour suit encore son cours, pour suivre le mouvement du texte de l’union à la séparation des deux hommes.
Allusions à la découverte de la légende « je trouvai » (l.1), au récit qu’il en fait à l’ami, « je la racontai » (l.5) et aux conséquences qui s’ensuivent immédiatement « et vis sa figure s’allonger » (l.5). Tentative de rapprochement, de renouer le lien : « je le trouvai » (l.7), « j’allais faire du thé », « je revins » (l.8), « on mit le cap sur le Djahan Noma » (l.12) jusqu’à l’incompréhension qui s’installe entre eux, la décision finale de se séparer ; « je ne compris pas » (l.9), « nous convînmes qu’à l’été suivant nous nous séparerions » (l.12-13)
3. Récit à l’imparfait des impressions
Sincérité de l’écrivain qui accepte la déroute, l’échec, « je tombais mal » (l.6), « mieux valait ... » (l.11), l’incompréhension « j’étais pris de court » (l.11), « j’étais quand même désemparé » (l.26), la déception : « j’avais toujours » (l.26), la tentative d’explication : « Bon. Je ne voyais guère [...] et préférais que ce fût l’amour » (l.15-16), « imaginé » (l.26)
Donc l’écriture d’un récit de voyage, c’est non seulement faire le récit de menus évènements mais c’est aussi accepter de revenir sur les déceptions, faire la mise à l’épreuve (à l’essai !) de soi pour essayer d’en tirer une leçon de sagesse et de vie. Donc une histoire pleine d’humanité qui prend en compte l’autre et amène à se questionner soi ; se mettre en scène et se mettre à distance à la fois ! (très loin d’un récit triomphant ou l’auteur se mettrait en valeur)
Transition : L’écriture de Bouvier se situe donc entre narration et essai ; l’expérience vécue est aussi (est avant tout même) l’occasion d’une réflexion personnelle sur le voyage et le voyageur.
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