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Une Œuvre d'Art Peut-Elle Être Immorale ?

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e). Ils assimilent ainsi la

représentation à une forme d’immoralité, car le fait de dessiner ou de peindre Dieu le réduit,

travestit son essence. De même le christianisme, s’il autorise la représentation des envoyés de

Dieu (comme son fils, le Christ, dont la figure est omniprésente dans le culte) proscrit la représentation théâtrale ; supposée immorale, parce que mensongère. Le bannissement des

comédiens de la religion chrétienne montre également une autre facette de la désapprobation

morale de l’œuvre d’art, qui ne se réduit pas à la démarche artistique ni au fait de travestir la

réalité, mais bien d’exprimer des contenus immoraux. Ainsi dans Tartuffe, de Molière, les

héros usent de stratagèmes immoraux, comme la tromperie, pour démasquer l’hypocrisie.

Ainsi une œuvre d’art est déclarée immorale par les bien-pensants ; on juge qu’elle corrompt

les mœurs, qu’elle incite à l’immoralité. Le roman de Flaubert, Madame Bovary, a valu à son

auteur un procès pour atteinte aux bonnes mœurs par un comité de censure, à cause de son

intrigue : le récit de la vie d’une femme qui s’ennuie, lit de la mauvaise littérature et trompe

son mari. Or, si l’on intente des procès aux auteurs d’œuvres immorales, c’est que l’on

considère que l’œuvre d’art doit avoir un contenu moral. Ainsi Les malheurs de Sophie, de la

Comtesse de Ségur, sont censés apprendre aux petites filles les bêtises qu’il ne faut pas faire,

ce qui est bien et ce qui est mal.

Il semble cependant que la qualité littéraire de l’œuvre de Flaubert dépasse largement celle

de la Comtesse de Ségur, de par le style de l’auteur. Ainsi, c’est plutôt l’intérêt formel que le

contenu de l’œuvre qui compte pour juger une œuvre d’art, et le récit des trajets d’Emma pour

aller rejoindre Rodolphe, toute transportée d’émotion, et en accord parfait avec la nature qui

l’entoure (ponctué d’indices stylistiques de Flaubert qui indique que tout cela n’est

qu’illusion) semble plus beau que la prose édifiante de la Comtesse de Ségur.

C’est donc au niveau de la forme- du « style » que Proust glorifie dans la Recherche du

temps perdu, comme unique critère de l’art – que se juge la valeur d’une œuvre, et pas au

niveau de son contenu ; et la condamnation morale d’une œuvre n’est donc pertinente, dans

cette mesure, que dans la critique du travestissement de la réalité (si l’on suppose qu’il est

immoral de représenter ce qui ne correspond pas à la réalité). Mais peut-on dire que les

tableaux de Mark Rothko sont faux ou immoraux parce qu’ils ne représentent pas la réalité

telle qu’elle est ? Il semble par là que le jugement esthétique ne prenne en compte que la

forme de l’œuvre, pas son contenu ni une quelconque finalité, et que l’oeuvre d’art soit

amorale.

(deuxième partie)

Est amoral ce qui ne prend pas en compte la dimension morale (sans être pour ni contre la

morale). Et la beauté ou la valeur d’une œuvre d’art correspond à un sentiment d’harmonie, de

perfection dans la composition de l’œuvre –ce que Kant qualifie de « finalité sans fin ». L’œuvre existe pour elle-même et est sa propre fin, rien ne pourrait y être ajouté ou retiré afin

de la rendre meilleure.

Ainsi, il ne semble pas pertinent de qualifier la scène du vol des hélicoptères dans

Apocalypse now de Francis Ford Coppola d’ « immoral ». La musique de Wagner et la beauté

des images de militaires se préparant à massacrer des autochtones ne cherchent pas à glorifier

ces actions. Ces plans, le son des pales des hélicoptères et la musique de la « Chevauchée des

Walkyries » se combinent harmonieusement pour former une séquence parmi les plus belles

du cinéma. Le jugement esthétique doit ici se détacher du contenu pour juger la forme.

C’est aussi pour ce motif que Kant considère que la vraie beauté n’est pas la « beauté

adhérente », celle qui véhicule un contenu moral ou une idéologie. On ne peut que lui donner

raison quand on observe l’architecture soviétique ou l’art futuriste mussolinien. L’art au

service de l’idéologie semble s’enfermer et perdre de sa gratuité, quand son seul but semble

être l’émulation et la glorification du modèle totalitaire.

Mais il peut également sembler que des œuvres réalisées par les artistes voulant « faire

passer un message », selon l’expression consacrée, puissent avoir néanmoins une valeur

artistique, comme par exemple le film « Soy cuba », réalisé par le soviétique Mikhailkov, et

dont la beauté reste saisissante. La maîtrise formelle est présente, et le sentiment du beau

aussi, aussi bien dans les plans, que dans le montage ou la musique. L’art peut donc émerger

de l’idéologie, en s’en détachant, et dépassant toute morale.

Mais une dernière forme d’accusation d’immoralité peut accabler une œuvre d’art. Si l’on

considère ce terme sans l’acception d’irrespect et de transgression des règles établies, on peut

voir les condamnations des premiers impressionnistes par les critiques et amateurs d’art de

l’époque comme une forme d’accusation d’immoralité. En effet, le coucher de soleil sur le

port de Harfleur peint par Monet a déchaîné les critiques qui le qualifiaient d’œuvre

inachevée, et qui donc jugeaient son exposition irrespectueuse. En réalité, on voit bien que la

transgression des canons établis, si elle est mal comprise au début, est nécessaire à la création,

dans le sens de fabrication de quelque chose de nouveau et qui dépasse les normes

académiques. C’est ce que Kant appelle le « génie » dans l’Analytique du beau, c’est-à-dire

que l’artiste génial, qui produit des œuvres d’une qualité exceptionnelle, le fait sans savoir et

sans règle préétablie.

Ainsi un quelconque contenu moral semblerait dégrader l’œuvre d’art, en donnant une règle à

suivre à l’artiste, donc en empêchant sa liberté. C’est ce qui fait que certaines œuvres dont le

contenu est contraire à la morale sont mal comprises, car celui qui n’a pas de goût esthétique

s’arrêtera au fond de l’œuvre sans juger de sa forme. D’une manière très prosaïque, il semble

absurde de dire qu’une œuvre est immorale, dans le sens où elle ferait du mal à quelqu’un. L’œuvre n’a pas de but moral. Un ballet de Noureev n’a pas une visée morale, comme la

danse en général, qui est une création et une expression sans permanence, purement gratuite,

qui n’existe que pendant l’instant où le corps du danseur se fait mouvement et œuvre, à la fois

matière et forme de la danse.

Dans la mesure où une œuvre d’art renvoie au champ de l’esthétique, on ne la juge que

d’un point de vue formel, et un quelconque message moral semblerait susceptible de dégrader

ou d’enfermer l’œuvre dans des règles qu’elle doit nécessairement dépasser pour être belle.

Car il n’y a pas de recettes pour faire une belle œuvre, ainsi que le raconte la parabole du

« Chef d’œuvre inconnu » de Balzac. L’œuvre

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