Amélie Notomb
Dissertation : Amélie Notomb. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et Mémoiresla. La voix tonitruante de l'énorme monsieur Omochi cria en appelant monsieur Saito qui un peu plus tard me convoqua à mon tour. Il me parla avec une colère qui le rendait bègue :
- vous avez profondément indisposé la délégation de la firme amie ! Vous avez servi le café avec des formules qui suggéraient que vous parliez le japonais à la perfection ! Vous avez crée une ambiance exécrable dans la réunion de ce matin : comment nos partenaires auraient pu se sentir en confiance, avec une Blanche qui comprenait leur langue ? A partir de maintenant vous ne parlez plus japonais.
Présenter ma démission eût été le plus logique. Pourtant, je ne pouvais me résoudre à cette idée.
Aux yeux d'un Occidental, ce n'eût rien eu d'infamant ; aux yeux d'un Japonais, c'eût été perdre la face. J'avais signé un contrat d'un an. Partir après si peu de temps m'eût couverte d'opprobre, à leurs yeux comme aux miens.
J'avais toujours éprouvé le désir de vivre dans ce pays auquel je vouais un culte depuis les premiers souvenirs idylliques que j'avais gardés de ma petite enfance. Je m'étais donné du mal pour entrer dans cette compagnie : j'avais étudié la langue tokyoïte des affaires, j'avais passé des test. Je resterais.
A l'âge de cinq ans, j'avais quitté les montagnes nippones pour le désert chinois. Ce premier exil m'avait tant marquée que je me sentais capable de tout accepter afin d'être réincorporée à ce pays dont je m'étais si longtemps crue originaire.
Il fallait donc que j'aie l'air de m'occuper sans pour autant sembler comprendre un mot de ce qui se disait autour de moi. Désormais je servais les diverses tasses de thé et de café sans l'ombre d'une formule de politesse et sans répondre aux remerciements des cadres. Ceux-ci n'étaient pas au courant de mes nouvelles instructions et s'étonnaient que l'aimable geisha blanche se soit transformée en une carpe grossière comme une Yankee.
Un jour monsieur Tenchi, qui dirigeait la section des produits laitiers me demanda :
- Vous êtes belge, n'est-ce pas ? J'ai un projet très intéressant avec votre pays ; Accepteriez-vous de vous livrer pour moi à une étude ?
Je le regardai comme on regarde le Messie. Il m'expliqua qu'une coopérative belge avait développé un nouveau procédé pour enlever les matières grasses du beurre. Il m'expliqua qu'il avait besoin d'un rapport complet, les plus détaillé possible, sur ce nouveau beurre allégé. Monsieur Tenshi me donnait carte blanche, ce qui, au Japon, est exceptionnel. Et il avait pris cette initiative sans demander l'avis de personne : c'était un gros risque pour lui.
Je ressentis d'emblée pour monsieur Tenshi un dévouement sans bornes : j'étais prête à me battre pour lui jusqu'au bout, comme un samouraï. Je me jetai dans le combat du beurre allégé. J'emportai du travail chez moi. Le lendemain, j'arrivai chez Yumimoto avec deux heures d'avance pour dactylographier le rapport et le remettre à monsieur Tenshi qui me félicita avec toute la chaleur que lui permettaient sa politesse et sa réserve respectueuses.
Nous nous quittâmes en haute estime mutuelle. J'envisageai l'avenir avec confiance. Bientôt, c'en serait fini des brimades absurdes de monsieur Saito, de la photocopieuse et de l'interdiction de parler ma deuxième langue.
Un drame éclata quelques jours plus tard. Monsieur Tenshi et moi reçûmes des hurlements insensés. Mon compagnon d'infortune et moi nous fîmes traiter de tous les noms : nous étions des traîtres, des nullités, des serpents, des fourbes et - sommet de l'injure - des individualistes . 3
Monsieur Tenshi baissait la tête et courbait régulièrement les épaules. Son visage exprimait la soumission et la honte. Toute la mortification du monde résonnait dans sa voix :
- Je vous en supplie, ne lui en veuillez pas, elle est occidentale, elle est jeune, elle n'a aucune expérience. J'ai commis une faute indéfendable. Ma honte est immense. Si grands soient mes torts, je dois cependant souligner l'excellence du rapport d'Amélie-san, et la formidable rapidité avec laquelle elle l'a rédigé.
Plus tard, dans le couloir, j'entendis encore les hurlements de la montagne de chair et le silence contrit de la victime. Monsieur Tenshi me confia que c'était Fubuki qui nous avait dénoncés. Je ne pouvais le croire.
- Mademoiselle Mori a souffert des années pour obtenir le poste qu'elle a aujourd'hui. Sans doute a-t-elle trouvé intolérable que vous ayez une telle promotion après dix semaines dans la compagnie Yumimoto.
Le lendemain matin, mademoiselle Mori m'annonça ma nouvelle affectation à la comptabilité. La tâche me parut facile. Elle était d'un ennui absolu, cela me permettait d'occuper mon esprit à autre chose. Ainsi, en consignant les factures, je relevais souvent la tête pour rêver en admirant le beau visage de ma dénonciatrice.
Les semaines s'écoulaient et je devenais de plus en plus calme. J'appelais cela la sérénité facturière. Comme il était bon de vivre sans orgueil et sans intelligence. J'hibernais.
Cette sublime jachère de ma personne eût peut-être duré jusqu'à la fin des temps si je n'avais commis ce qu'il convient d'appeler des gaffes. Je m'étais donné du mal pour prouver à mes supérieurs que ma bonne volonté ne m'empêchait pas d'être un désastre.
On me confia une deuxième tâche qui révéla mes déficiences en comptabilité. Je m'aperçus que j'étais incapable, au dernier degré, et malgré des efforts acharnés, d'effectuer ces opérations. Ainsi douze heures ne me suffisaient pas à boucler ce dont Fubuki se jouait en 3 minutes cinquante secondes.
Des jours passèrent encore. J'étais en enfer : je recevais sans cesse des trombes avec virgules et décimales en pleine figure. Ils se muaient dans mon cerveau en un magma opaque et je ne pouvais plus les distinguer les uns des autres. Un oculiste me certifia que ce n'était pas ma vue qui était en cause. Les chiffres, dont j'avais toujours admiré la calme beauté pythagorique, devinrent mes ennemis.
J'étais le Sisyphe de la comptabilité et, tel le héros mythique, je ne me désespérais jamais, je recommençais les opérations inexorables pour la centième fois, la millième fois. Il n'était pas rare qu'entre deux additions je relève la tête pour contempler celle qui m'avait mise aux galères. Sa beauté me stupéfiait.
Finalement j'avais quitté mes fonctions de comptable depuis un peu plus de deux semaines lorsque le drame éclata.
Un beau jour nous entendîmes au loin le tonnerre dans la montagne : c'était monsieur Omochi qui hurlait. Le grondement se rapprocha. La porte de la section comptabilité céda comme un barrage vétuste sous la pression de la masse de chair du vice-président qui déboula parmi nous.
-Fubuki-san !
Et nous sûmes qui serait immolé en sacrifice à l'appétit d'idole carthaginoise de l'obèse. Ce ne fut pas dans son bureau qui lui passa le savon du millénaire : ce fut sur place, devant la quarantaine de membres de la section comptabilité. On ne pouvait imaginer sort plus humiliant pour n'importe quel être humain, à plus forte raison pour n'importe quel Nippon, à plus forte raison pour l'orgueilleuse et sublime mademoiselle Mori, que cette destitution publique. Le monstre voulait qu'elle perdît la face, c'était clair.
Fubuki ne remuait pas un cil ; Elle était plus splendide que jamais. Quel crime avait pu commettre Fubuki pour mériter pareil châtiment ? Je ne le sus jamais. J'aurais dû chronométrer l'engueulade. Le tortionnaire avait du coffre. J'avais même l'impression qu'avec la durée, ses cris gagnaient en intensité.
Ce qui prouvait, s'il en était encore besoin, la nature hormonale de la scène : semblable au jouisseur qui voit ses forces ressourcées ou découplées par le spectacle de sa propre rage sexuelle, le vice-président devenait de plus en plus brutal, ses hurlements dégageaient de plus en plus d'énergie dont l'impact physique terrassait de plus en plus la malheureuse.
Une éternité plus tard, soit que le monstre fût lassé du jouet, soit que ce tonifiant exercice lui eût donné faim pour un double sandwich futon-mayonnaise, il s'en alla. Silence de mort dans la section comptabilité.
Quand elle eût la force de se lever, Fubuki fila sans prononcer un mot. Je n'avais aucune hésitation quant à l'endroit où elle avait couru : où vont les femmes violées. Là où l'eau coule, là où l'on peut vomir, là où il y a le moins de monde possible. Ce fut là que je commis ma gaffe.
Mons sang ne fit qu'un tour : il fallait que j'aille la réconforter. Je courus aux toilettes. Elle était en train de pleurer devant un lavabo. Lorsqu'elle me vit, elle marcha vers moi, avec Hiroshima dans l'œil droit et Nagasaki dans l'œil gauche. J'ai une certitude : c'est que si elle avait eu le droit de me tuer, elle n'eût pas hésité.
Fubuki avait eu la force de ne pas pleurer devant nous, et moi, futée, j'étais allée la regarder sangloter dans sa retraite. C'était comme si j'avais
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