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Tocqueville

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tème judiciaire - aux Etats-Unis. Outre le fait que ces propos pourraient constituer un excellent commentaire des conclusions du juge Marshall sous la décision Marbury v. Madison, ils présentent néanmoins un intérêt non négligeable du point de vue de l'histoire des doctrines : celui de mettre en miroir le modèle américain de justice constitutionnelle avec ce que sera, plus tard, le modèle kelsenien. Car avec près d'un siècle d'avance, Tocqueville livre une critique du système à venir des cours constitutionnelles, anticipant sur les griefs qui leur sont parfois faits, tout comme il pressent ce qu'est devenue aujourd'hui la fonction judiciaire dans son ensemble : une activité consubstantielle à un nouveau type de vie démocratique.

Décrivant ce que nous nommons le contrôle de constitutionnalité des lois par voie d'exception, Tocqueville rend raison d'un tel contrôle, aux Etats-Unis, par l'articulation du principe de la suprématie de la constitution entendue comme norme juridique (« la première des lois ») et de ce qu'il nomme « l'essence même du pouvoir judiciaire », propre à la culture juridique anglo-saxonne : Pour Tocqueville, l'office du juge - en vertu de ce qu'il qualifie de « droit naturel du magistrat » - est de dire le droit ; en conséquence, le droit est d'abord ce que dit le juge. Ceci peut donc lui imposer, pour résoudre un litige, de se rapporter à la constitution, puisque celle-ci a le statut de règle de droit positif la plus élevée dans la hiérarchie des normes. Ainsi, le juge américain est un juge qui, tout en restant dans le cadre de ses attributions judiciaires, ne peut pas ne pas faire politique, car la bonne administration de la justice le conduit naturellement à contrôler le travail du législateur, comme organe de l'Etat, et à faire prévaloir la constitution sur une loi qui lui serait contraire. En conséquence, le juge est bien « amené malgré lui, sur le terrain de la politique ». C'est donc la nature juridique de la constitution articulée à ce « droit naturel du magistrat » qui justifient le contrôle de constitutionnalité de la loi et qui donnent au juge, par ricochet, un rôle politique.

Le statut de la constitution comme loi suprême est d'ailleurs parfaitement tangible, souligne Tocqueville : c'est la claire distinction formelle faite par les Américains entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués - « le principe même des constitutions américaines » - qui l'atteste et qui permet techniquement au juge d'opérer le contrôle de constitutionnalité des lois. Il apparaît en effet dans les formes qui président à son établissement que la constitution est « une oeuvre à part », celle du peuple souverain, qui « oblige les législateurs comme les simples citoyens », et qui ne peut être modifiée que selon des procédures spécifiques. Rien de tel en France à la même époque où la charte ne prévoit aucune procédure de révision constitutionnelle ; rien de tel non plus en Angleterre ou la constitution est souple et où le pouvoir législatif se confond avec le pouvoir constituant. Ces différences dans la conception même du constitutionalisme influent, selon Tocqueville, sur les droits et devoirs du corps judiciaire pour en réduire la portée. Ainsi, s'il était reconnu aux tribunaux français la possibilité de désobéir aux lois au motif de leur inconstitutionnalité, alors ils détiendraient en vérité le pouvoir constituant, puisque « seuls ils auraient le droit d'interpréter une constitution dont nul ne pourrait changer les termes. Ils se mettraient donc à la place de la nation et domineraient la société »... En refusant de reconnaître un tel pouvoir aux juges, Tocqueville est conscient que, de facto, il revient à l'organe législatif, délesté de tout contrôle, de changer la constitution. Mais ceci est à son goût encore préférable : à tout le moins, les membres du parlement représentent encore (bien qu' « imparfaitement » précise Tocqueville) la volonté du peuple. Enfin, en Angleterre, il est impossible de concevoir un contrôle de constitutionnalité des lois, puisque les lois comme la constitution émanent du même organe et sont formellement identiques.

Les Américains, en faisant de la constitution « la première des lois », qui ne saurait être « modifiée par une loi » (ordinaire), ont donc permis au pouvoir judiciaire de se rapporter à elle. Puisque la fonction du juge est de dire le droit, il est alors normal qu'une loi ordinaire soit écartée d'un litige au motif qu'elle contrevient à la constitution. Ceci tient toujours, explique Tocqueville, « à l'essence du pouvoir judiciaire : choisir entre les dispositions légales celles qui l'enchaînent le plus étroitement »763(*). Mais ce n'est qu'en attaquant la loi que par des moyens judiciaires, à l'occasion de litiges particuliers, que le juge rend acceptable la dimension politique de son office : « Si le juge avait pu attaquer les lois d'une façon théorique et générale ; s'il avait pu prendre l'initiative de censurer le législateur, il fût entré avec éclat sur la scène politique ; devenu le champion ou l'adversaire d'un parti, il eût appelé toutes les passions qui divisent le pays à prendre part à la lutte. Mais quand le juge attaque une loi dans un débat obscur et sur une simple application particulière, il dérobe en partie l'importance de l'attaque aux regards du public. Son arrêt n'a pour but que de frapper un intérêt individuel ; la loi ne se trouve blessée que par hasard ». C'est, a contrario, le futur modèle de la cour constitutionnelle ( et du contrôle abstrait ) qui est ici dénoncé, comme étant à la fois partisan, outrageusement spectaculaire - pour ne pas dire tapageur - et produisant des effets radicaux sur la loi, toujours mal acceptés par le législateur (il est d'ailleurs curieux qu'en France la culture légicentriste se soit accommodée d'un tel modèle de justice constitutionnelle. Ou alors faut-il supposer que le soupçon porté sur le juge judiciaire et l'aura entourant la loi était tels qu'une solution aussi radicale s'imposait). Ce pouvoir de judicial review propre au juge américain est démocratiquement légitime pour une dernière raison : anticipant sur la fameuse théorie de l'aiguilleur, Tocqueville estime que la puissance du juge n'est jamais absolue, puisque « la nation peut toujours, en changeant sa constitution, réduire les magistrats à l'obéissance ». Bien sûr, dans le cadre d'un contrôle par voie d'exception, les lois ne sont pas annulées : elles sont simplement écartées du commerce juridique pour l'affaire en cours. Néanmoins, explique Tocqueville, le refus d'un juge d'appliquer une loi lui fait perdre sa force morale et la multiplication des procès la fait peu à peu tomber dans l'impuissance : elle succombe sous les « coups répétés de la jurisprudence ». Ce sont donc plutôt les conséquences de ce traitement judiciaire des lois inconstitutionnelles qui sont politiques : au regard de l'évolution de la jurisprudence dans le temps, soit « le peuple change sa constitution », soit la « législature rapporte sa loi ». Pour le dire autrement, le juge, exerçant son office, provoque soit l'intervention du pouvoir constituant (pour mettre la constitution en accord avec la loi), soit celle du pouvoir législatif (pour prendre acte de la volonté du peuple et voter une

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