"Une charogne", Fleurs du Mal, Baudelaire
Commentaire de texte : "Une charogne", Fleurs du Mal, Baudelaire. Rechercher de 53 000+ Dissertation Gratuites et MémoiresPar claguin • 4 Juin 2023 • Commentaire de texte • 2 746 Mots (11 Pages) • 419 Vues
Explication linéaire n°
Une charogne [1]
27
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux ;
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique[2],
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique[3]
Son ventre plein d'exhalaisons[4].
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride[5],
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons[6].
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur [7]d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van[8].
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.
- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
INTRODUCTION
-Fleurs du mal = un recueil écrit par Charles Baudelaire et publié en 1857. Ce recueil a été censuré et l'on a obligé B à retirer 6 poèmes.
-Le poème « Une charogne » est le vingt-septième poème de la première section des Fleurs du mal, intitulée « Spleen et Idéal » ; le titre de cette section reflète bien cette double tendance du poète, à la fois fasciné par le mal et la laideur (Spleen) et l'élévation vers la beauté et la poésie (Idéal).
-Ce poème est plutôt « classique » dans sa forme : composé de douze quatrains faisant alterner alexandrins et octosyllabes, le rythme est très régulier et la musicalité très prégnante. Mais il est novateur dans son thème : Baudelaire y traite d'un thème vil et répugnant, l'éloge paradoxal d'un cadavre en décomposition. Toutefois, ce thème est traité sur un mode noble et précieux, qui parodie le style galant de la poésie lyrique amoureuse, comme si « la décence de l'expression augment[ait] la profondeur de l'horreur » (lettre à Ernest Feydeau).
-Ce poème constitue donc un art poétique à part entière : Baudelaire se détache de la poésie idéaliste pour montrer l'innommable, l'indicible. La poésie ne peut plus idéaliser le monde, mais doit montrer ce qui est.
- Mouvement 1 vers 1 à 16 : La découverte de la charogne. Rencontre surprenante ; la vision d'une charogne en plein soleil, qui dégage des odeurs nauséabondes.
- Mouvement 2 vers 17 à 36 : La décomposition comme nouvelle renaissance. Paradoxalement, ce corps mort devient un nouveau foyer de vie.
- Mouvement 3 vers 37 à 48 : Adresse à la destinataire. Le narrateur annonce une prophétie cruelle, puisque un rapprochement est tissé entre la femme aimée et cette carcasse en décomposition.
Problématique : Comment ce poème, à travers l'éloge paradoxal d'une charogne en décomposition, propose-t-il une vision de l'art poétique baudelairien ?
I Débutons tout d'abord en analysant le premier mouvement, composé des quatre premières strophes du poème. Il s'agit de la découverte par le poète et sa compagne, d'une carcasse découverte au bord de la route.
*Au vers 1, le verbe à l'impératif « Rappelez-vous » constitue d'emblée une invitation au souvenir. Le pronom de P4 « nous » crée la vision d'un couple, renforcée par le terme placé à la rime « mon âme » qui apparaît comme une adresse galante à la femme aimée.
*Le vers 2 crée un cadre spatio-temporel bucolique, propice à une promenade amoureuse.
*Le troisième vers crée un effet de surprise : l'hyperbole à la fin du vers « charogne infâme » insiste sur l'incongruité de cette apparition terrible dans le cadre évoqué plus haut. Rencontre inattendue, confrontation brutale, violente, avec la mort, qui contraste avec les premiers vers. « Charogne infâme » = pléonasme, un effet de redondance qui accentue l'horreur du spectacle.
*Les mots placés à la rime « mon âme / infâme » et « si doux / cailloux » mettent en évidence cette idée de contraste initial entre le spectacle bucolique, le cadre, et la découverte de la charogne.
*Vers 4, le sentier est dépeint de façon métaphorique, comme un « lit ». Ce mot possède plusieurs sens, on pense au lit de la rivière, au lit traditionnel, objet érotique, lié au désir. [charogne à la fois repoussante et désirable].
La seconde strophe va s’appesantir plus longuement sur la description de la charogne.
*Celle-ci est présentée dans un érotisme cru « Les jambes en l'air » vers 5
*Comparaison v.5 « comme une femme lubrique » rapproche la charogne d'une femme, femme perçue de manière sexuelle, érotisée, s'adonnant à la luxure.
*Ce second quatrain est structuré par l'assonance des nasales « an » : « jambes » « Brûlante » « suant » « nonchalante » « ventre ». Cette assonance permet de tisser des réseaux de sens intéressants : notamment entre la femme érotisée (jambes / brûlante / suant) et la femme maternelle (ventre). Cette charogne /femme apparaît à la fois désirable et effrayante, dangereuse.
* À ce moment dans le quatrain, on relève une puissante alliance des sensations. Ce procédé cher à Baudelaire est appelé « synesthésies » ou « correspondances ». (voir dans votre livre p. 30 « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » très important dans la poésie baudelairienne). Le poète fait coïncider plusieurs sensations.
*Aspects négatifs : → les odeurs « poisons » v.6 « exhalaisons » v.8 → femme immorale « lubrique » v.5 « cynique » v.7.
[*Aux v7, 8 la charogne est éventrée « Ouvrait […] Son ventre »]
Les strophes 3 et 4 évoquent davantage la place de la charogne dans la nature.
*Au vers 9, on relève l'antithèse entre le « soleil » et « cette pourriture », qui révèle que le poète fait fusionner le beau et le laid. L'évocation du soleil rappelle aussi la promenade v.2.
* « Au centuple » v11 une démultiplication de la charogne. Sous l'action du soleil, on comprend que la charogne est dévorée de l'intérieur par des vers (voir v.17 et 19), ou que des mouches viennent se poser dessus. Loin de montrer cela comme un spectacle effrayant ou repoussant, cela suscite l'admiration du poète, comme le révèle la métaphore culinaire « la cuire à point » v.10.
*On relève l'allégorie de la Nature v11, avec le marquage typographique de la majuscule, qui lui confère une puissance créatrice, un pouvoir unificateur et réconciliateur.
*Le ciel est érigé en spectateur de la charogne à travers la personnification au v.13.
*l'oxymore « carcasse superbe » v.13 à nouveau union du Beau et du Laid. Cela est renforce par les termes placés à la rime en paronomase « s'évanouir » « s'épanouir », termes mis en valeur par la diérèse.
*v14, la comparaison de la carcasse avec une fleur « Comme une fleur s'épanouir ». À nouveau, un lien est tissé entre cette carcasse et la nature, une fleur qui s'ouvre.
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