Histoire du droit du travail : où en est-on ? Par Jacques Le Goff
L'intérêt pour l'histoire du droit social en général et du droit du travail en particulier, date d'une trentaine d'années. Jusqu'alors, l'attention des historiens s'était essentiellement portée en direction du travail et de l'histoire politique du mouvement ouvrier. Çà et là, chez Dolléans, Bouvier-Ajam ou même Virton, il était bien question de droit mais sur un mode distancié et allusif.
I. - Le retournement des années 1980 Le moment inaugural en est la publication en 1978 de l'ouvrage de Pierre Bance, Les fondateurs de la CGT à l'épreuve du droit, très révélateur du nouveau regard rétrospectif appliqué au mode de formation d'un droit du travail qu'il ne s'agit plus de décrire de l'extérieur mais bien de comprendre de l'intérêt, par accès à ses logiques intimes de développement. À rebours de bien des idées reçues, l'auteur entend faire la preuve que « la revendication juridique n'est pas un phénomène récent [...]. Elle est née avec le syndicalisme lui-même ». Très tôt, le monde du travail fut donc associé à son élaboration en synergie complexe avec le monde patronal, les forces politiques et l'État. Voilà qui ébranlait les vues simples, et - disons-le - simplistes, d'un État tutélaire seul maître du jeu selon une rationalité froide d'allure hégélienne. Un droit en surplomb dont les manuels se faisaient obligation de rappeler l'état civil mais en des termes si généraux que le lecteur curieux demeurait frustré. Je me souviens toujours, avec une tendresse critique, de ce professeur, au demeurant excellent travailliste, qui ponctuait sa fresque historique de « il y a eu » : « En 1841, il y a eu une loi sur le travail des enfants », « En 1884, une loi sur les syndicats »... Comme une manne descendant doucement sur la société.
La vérité, dont on s'avise, est que ce droit n'a jamais cessé de sourdre des profondeurs de la société comme droit social au sens fort du terme se frayant un chemin par mille canaux à identifier et comprendre dans un buissonnement institutionnel jusqu'alors maintenu dans l'ombre. D'où le questionnement qui s'amplifie dans la décennie 1980 sur la généalogie du social comme catégorie spécifique « inventée » (Donzelot) en vue d'abaisser la pression sociale explosive des années 1880-1900. D'où également l'enquête menée par Ewald sur la dynamique de l'État providence promoteur non seulement de nouvelles techniques de gestion, telle l'assurance, mais de nouvelles représentations de la société, faisant pièce à l'imaginaire de lutte, et qui finiront par façonner les esprits en profondeur. Comme cet État d'un nouveau type, le droit du travail se donne pour réponse à « la contradiction entre les formes politiques et les réalités sociales ». Et c'est en 1985 que je publie la première version mon histoire du droit du travail issue d'une thèse de sciences politiques.
Comment rendre compte de ce moment épistémique, de cette conjoncture intellectuelle singulière dans laquelle sociologues, philosophes, historiens et juristes se lancent de concert dans un travail d'anamnèse ?
Deux raisons, au demeurant de signe contraire, l'expliquent.
D'abord, l'accès de la gauche au pouvoir et la perspective d'un accomplissement de la citoyenneté enfin élargie aux lieux de travail, en osmose à partir des lois Auroux de 1982 avec l'espace public. « L'ivresse de la parole » de mai 1968 trouvait enfin un écho puissant dans le droit lui-même ce qui ne manquait pas de susciter toute une série d'interrogations : depuis quand et comment, le droit du travail oeuvre-t-il ou non à la libération de la parole et par là à l'accès de l'ouvrier, puis du salarié, au rôle d'acteur dans l'entreprise ? Comment l'expression, de collective initialement, en est-elle venue à revêtir une forme individuelle génératrice de reconfiguration en profondeur du social ? Si, selon le mot de Michelet, « la parole, c'est la personne », quelle est donc l'anthropologie implicite de cette mutation ? Et simultanément, quelle philosophie politique a-t-elle conduit à la réévaluation du rôle de la société dans la gestion de son destin via la négociation collective ?
Au même moment, se confirmait le retournement de la conjoncture dans une « crise » dont bien des signes laissaient entrevoir l'allure structurelle. Une époque faste s'achevait, celle des Trente Glorieuses, dans un brouillard d'incertitudes quant à l'avenir du compromis fordien devenu le socle de l'édifice. Licenciements économiques, précarité, chômage : la nouvelle donne ne pouvait se comprendre sans retour sur le couple en tension depuis la fin du XIXe siècle entre logique contractuelle et dynamique statutaire.
II. - Un développement rapide « L'histoire du droit du travail existe-t-elle ? » s'interrogeait F. Hordern en 1991. À cette date, la réponse est incontestablement affirmative. Des axes de recherche se profilent assez précisément sur le versant des transformations du système de relations collectives avec les travaux de Claude Didry sur les conventions collectives, de Francine Soubiran-Paillet sur la forme syndicale après beaucoup d'histoires du syndicalisme, de Jean-Pierre Le Crom à propos des développements de la démocratie sociale. Et, progressivement, l'histoire des grands cadres normatifs étant établie, on va assister à un déplacement de l'attention en direction des processus de production normative. La question qui domine est alors la suivante : comment ce droit social ancré dans l'épaisseur de la société passe-t-il du stade de l'aspiration, de la revendication et du projet à celui de la mise en forme conventionnelle ou légale ? Contre une conception hyper-rationaliste du droit stato-centré, la nouvelle approche s'efforce d'identifier les voies artésiennes par lesquelles la normativité vient à la société avant solidification. Il s'agit donc de démêler l'écheveau des influences multiples concourant à l'oeuvre commune. Le grand colloque de Nantes, Les acteurs de l'histoire du droit du travail, organisé en 2003 cristallise parfaitement cette nouvelle problématique.
Ce regard renouvelé aura pour effet la remise en cause de préjugés et d'images pieuses. Que le monde du travail ait exercé une pression décisive, par son action directe, ne souffre pas discussion. À condition, cependant, de ne pas minimiser la contribution éminente et, en bien des points, décisive du courant républicain comme du catholicisme social soucieux d'une nouvelle synthèse entre social et politique par la vertu du droit. Avec ce paradoxe que des initiatives marquées au coin d'archaïsme (patronage, paternalisme) se révéleront au fil du temps étonnamment progressistes. À condition, également, de ne pas masquer l'écart tôt constaté entre les discours enflammés de l'anarcho-syndicalisme dominant et la réalité de plus en plus finement documentée d'échanges officieux inaugurant très tôt le « néo-corporatisme » (Schmitter) à la française. Un certain nombre d'institutions, il y peu encore des plus méconnues, tels le Conseil supérieur du travail, l'Office du travail, l'Association nationale pour la protection légale des travailleurs et, bientôt, le Conseil national économique va se découvrir dans leur rôle de creusets du tripartisme hexagonal appelé à déboucher plus tard sur une véritable coproduction législative. Les hommes y ont eu leur part et, parmi eux, l'action déterminante d'Arthur Fontaine à l'Office du travail puis au ministère du travail a été très justement soulignée et honorée.
Et la doctrine dans tout cela ? Longtemps identifiée à ses figures de proue (Hauriou, Duguit, et al.), elle a fait l'objet d'une attention plus fine conduisant à reconnaître les riches apports au débat d'auteurs « travaillistes » à l'heure de la « législation industrielle », les Pic, Jay, Cuche, Capitant, et al., sans oublier cette chambre d'écho de la « question sociale » que fut la Société d'études législatives. Il n'est pas jusqu'à des thèses de droit exhumées de lointains rayonnages qui ne fassent l'objet d'une attention méthodique comme symptômes de la sensibilité doctrinale aux problèmes de l'heure.
III. - De vastes perspectives de recherche Élargi et approfondi, le champ des recherches demeure aujourd'hui encore largement ouvert. Au fur et à mesure que s'est affinée la connaissance de la généalogie du droit, de nouvelles questions se sont fait jour. D'abord autour des pratiques sociales du droit. Il y a longtemps que le sujet retient l'attention. Avec son livre sur La coutume ouvrière, Maxime Leroy avait ouvert la voie dès 1913. Plus près de nous, des historiens pionniers comme Alain Cottereau se sont intéressés à la conscience du droit dans le monde du travail et à ses traductions dans un « bon droit » d'avant le grand droit du travail. Et puis Norbert Olszak et Alain Supiot ont analysé très finement la manière dont les syndicats ont intégré le droit dans des stratégies de plus en plus juridictionnelles. Il reste encore à comprendre comment, au plus près du terrain social, les prud'hommes, les tribunaux de grande instance dans le cas de conflits collectifs ont dit droit. Là encore, Cottereau a impulsé le mouvement par un important dossier du Mouvement social en 1983. Et qu'en est-il des relations nouées entre le barreau, la magistrature et le monde ouvrier ? Par quels canaux et avec quels effets des liens se sont-ils noués ? De la même manière, l'impact des revues de doctrine sur les transformations du droit n'a pas encore été précisément mesuré.
Ajoutons que malgré des travaux récents un point aveugle subsiste concernant le rôle des organisations patronales, leurs moyens d'influence, leur impact sur la création juridique. Et que dire de la négociation collective toujours orpheline d'une grande histoire qui en retracerait la dynamique historique sans perdre de vue les pratiques si variables selon les secteurs professionnels ?
À l'heure où le droit du travail en déflation aborde des contrées inconnues et lourdes d'incertitudes, il est plus urgent que jamais de jeter un oeil par-dessus l'épaule et de revisiter des débats en se convainquant que le rôle du chercheur est « de rendre le passé intelligible et notamment son rapport au temps présent » (Marc Ferro). Une manière d'écho à Croce selon qui « l'histoire est toujours contemporaine ».
Pour une « histoire sociale » du droit du travail Par Jean-Pierre Le Crom
Au début des années 1980, deux historiens du droit avaient souhaité attirer l'attention de leurs collègues sur l'absence d'une réelle histoire du droit du travail en France. Le premier, l'Aixois Francis Hordern, n'hésitait pas à poser la question : « L'histoire du droit du travail existe-t-elle ? » et la réponse était dans la question. Le second, le Nantais Yannick Guin, s'en prenait, quant à lui, aux introductions historiques des manuels de droit du travail qu'il jugeait « beaucoup plus [comme] des alibis, ou des concessions à l'indispensable culture générale, qu'un lieu d'analyse sur la véritable nature des règles ». « L'histoire, ajoutait-il, est un amuse-gueule et non un ingrédient nécessaire du plat de résistance, un décor et non une armature ».
De fait, à cette époque, les travaux étaient encore peu nombreux, même si un riche débat était né sur la nature (et donc sur l'histoire) du droit du travail à la suite des thèses iconoclastes de Bernard Edelman dans son ouvrage sur la légalisation de la classe ouvrière. Les raisons en sont diverses. D'abord, on peut noter que le droit du travail est une discipline récente : le ministère du Travail n'est créé qu'en 1906 ; la première codification n'est réalisée qu'entre 1910 et 1925 ; la Chambre sociale de la Cour de cassation ne date que de 1938, comme la revue Droit social. Si l'on admet que le travail historique suppose un certain recul, on ne s'étonnera donc pas que les historiens aient tardé à se saisir de cet objet. C'est d'autant plus vrai que les archives n'ont souvent été rendues consultables que tardivement ; celles de la Charte du travail, par exemple, n'ont été classées par les Archives nationales qu'à la fin des années 1980.
Cette situation devait aussi à des caractéristiques propres au champ académique. Les historiens du droit, enfermés dans une « archéologie du savoir juridique », ne s'y intéressaient pas ; les historiens guère plus, privilégiant l'histoire du mouvement ouvrier, des syndicats et des grèves. Au milieu des années 1980, la tentative du Centre d'histoire des mouvements sociaux et du syndicalisme de Paris I de créer une équipe sur l'histoire du droit du travail devait s'arrêter faute de participants.
C'est toutefois au cours de ces mêmes années 1980 que les premiers travaux véritablement historiques voient le jour avec la thèse de Norbert Olszak sur le mouvement ouvrier et le système judiciaire (1987), un numéro du Mouvement social dirigé par Alain Cottereau consacré aux conseils de prud'hommes (1987), la publication du livre de Jacques Le Goff, Du silence à la parole (1985), et la publication régulière, à partir de 1988, des Cahiers de l'Institut régional du travail d'Aix-en-Provence, sous la houlette de Francis Hordern.
Le mouvement s'amplifie au cours des années 1990 et 2000 avec les travaux de sociologues comme Claude Didry et Francine Soubiran-Paillet, de politistes comme Vincent Viet, d'historiens comme Alain Cottereau, Sabine Ruddischauser, Michel Pigenet et, plus tard, Alain Chatriot puis Laure Machu. Un premier colloque a lieu à Aix-en-Provence en 2000, suivi d'un autre à Nantes, en 2003, sur les acteurs de l'histoire du droit du travail. D'autres suivront, à l'occasion du centenaire du ministère du Travail (2006), du vingt-cinquième anniversaire des lois Auroux (2007) ou, en dehors de toute commémoration, sur les pratiques syndicales du droit (2011).
L'histoire du droit du travail n'est pas une sous-catégorie de l'histoire du droit. Les travaux présentent la caractéristique de venir d'horizons académiques variés. Ils sont menés par des historiens du droit, des historiens, des sociologues, des politistes. Les principaux sujets abordés ont beaucoup touché aux relations collectives du travail (droit syndical, négociation collective, institutions représentatives du personnel, conciliation et arbitrage des conflits), aux juridictions du travail, et notamment aux conseils des prud'hommes, aux deux guerres mondiales, la deuxième davantage que la première, à la représentativité des organisations patronales et syndicales. Les relations individuelles ont un peu moins retenu l'attention des chercheurs. L'histoire du licenciement, notamment, attend son historien. Toutefois, de remarquables études ont été menées sur la durée du travail ou les origines du contrat de travail, avec un remarquable et controversé article d'Alain Cottereau publié dans les Annales en 2002. Une partie de ces travaux a pu être menée ou diffusée grâce à l'existence du Comité d'histoire du ministère du Travail et de la collection « Pour une histoire du droit du travail », dirigée par Jacques Le Goff aux Presses universitaires de Rennes.
Ce foisonnement connaît toutefois quelques limites. L'histoire du droit du travail ne s'est à peu près exclusivement intéressée qu'au secteur privé, négligeant complètement le secteur public. Il existe bien pourtant un droit des relations du travail dans le secteur public qui intègre de plus en plus certaines techniques et procédures en cours dans le secteur privé, phénomène analysé par certains travaillistes mais qui mériterait sans doute d'être historicisé.
On connaît également assez mal l'histoire de la doctrine travailliste, même si quelques auteurs connus ont fait l'objet d'articles ou de notices de dictionnaires (P. Pic, R. Jay, P. Durand, G. Lyon-Caen).
La comparaison internationale est aussi restée limitée, à l'exception notable des travaux de Sabine Ruddischhauser sur la France et l'Allemagne, alors même qu'une ambitieuse synthèse européenne en deux volumes était éditée sous la direction de Bob Hepple en Grande-Bretagne en 1986 et 2009.
On soulignera enfin l'absence à peu près complète d'études consacrées aux colonies, hormis quelques articles de Florence Renucci et Martine Fabre. Cette lacune devrait toutefois pouvoir être comblée grâce au lancement d'un ambitieux projet de recherche sur ce thème à l'automne 2013.
D'autres questions, qui apparaissent plus techniques, plus contemporaines, plus transversales aussi, pourraient faire l'objet de travaux proprement historiques. On songe aux phénomènes de juridicisation, de judiciarisation, de contractualisation, de procéduralisation ou encore à l'utilisation en droit du travail de catégories extra-juridiques venues des statistiques ou de la psychologie qui mériteraient sans doute une approche diachronique.
Bien des champs restent donc ouverts à l'exploration historienne. Les archives existent, en grande - et, parfois, trop grande - quantité, et sont consultables sans délai, pour la plupart, depuis la loi sur les archives de 2008. L'étude que j'ai dirigée avec Mme Nicole Maggi-Germain sur la construction de la représentativité des organisations patronales a pu ainsi bénéficier de la consultation de fonds d'archives conservés par la DARES jusqu'en 2006. Cette accessibilité des sources devrait permettre d'étendre les investigations historiennes à de nouvelles périodes, aujourd'hui encore assez négligées, mais c'est logique, comme la IVe ou même la Ve République.
Je défendrai, pour terminer, une certaine conception de ce qui n'est pas une discipline mais un champ de recherche. Avec deux idées.
Je pense, d'une part, qu'il est nécessaire de se dégager d'une conception principalement politique de cette histoire. Par « politique », j'entends le lien, souvent systématiquement établi, entre l'histoire du mouvement ouvrier et le développement de la législation sociale. Ce lien était au coeur de la construction des deux ouvrages sur l'histoire du droit du travail qui existaient avant les années 1980. Celui de Pol Virton, publié en 1968, s'intitulait significativement Histoire et politique du droit du travail ; celui d'Édouard Dolléans et Gérard Dehove, daté de 1955, s'appelait Histoire du travail : mouvement ouvrier et législation sociale. Dans leur esprit, le droit du travail était d'abord le fruit de conquêtes syndicales. Il ne s'agit pas, bien sûr, de nier l'importance des luttes syndicales dans le développement de la législation ouvrière. La loi sur la journée de huit heures, en 1919, faisait l'objet d'une forte revendication des syndicats depuis la fin du XIXe siècle. On pourrait en dire autant de la suppression du livret ouvrier, des congés payés, du salaire minimum et de bien d'autres sujets.
Cependant, la production législative et réglementaire peut également trouver sa source dans des initiatives patronales : la loi de 1841 sur le travail des enfants n'a-t-elle pas été inspirée par un mémoire de Jean-Jacques Boucart, un employeur protestant de Mulhouse ; les conseils de prud'hommes, dans leur dispositif initial, n'ont-ils pas été réclamés par les soyeux lyonnais, déçus de la disparition de leurs anciennes juridictions corporatives au moment de la Révolution française ; la création des délégués du personnel n'a-t-elle pas été suggérée par les employeurs lors des accords Matignon, en 1936, contre l'institution de délégués syndicaux réclamés par la CGT ?
Par ailleurs, le mouvement syndical français est loin d'être toujours uni sur les transformations à opérer en droit du travail. Si la CGT et la CFDT ont beaucoup oeuvré pour la reconnaissance de la section syndicale d'entreprise, la CGT-FO y était opposée, y voyant l'amorce d'un déplacement de la négociation collective de la branche vers l'entreprise. Aujourd'hui encore, on voit bien que l'ANI de janvier 2013 et la loi qui s'en est suivie sont loin de faire l'unanimité des syndicats de salariés.
À rebours d'une approche trop exclusivement politique, faite sans archives, et qui a bien vieilli, je plaiderais plutôt pour le développement d'une histoire sociale, l'une n'excluant cependant pas l'autre. Par « histoire sociale », j'entends une histoire « par le bas » plus que par le haut.
Une histoire qui tienne compte de la diversité des acteurs qui interviennent dans l'élaboration des textes : le Parlement, bien sûr, l'exécutif, les organisations syndicales et patronales, systématiquement consultées et souvent associées aux décisions, mais aussi l'administration, trop souvent considérée, à une époque pas si lointaine et dans certains milieux, comme « l'alliée objective » du patronat, alors que plusieurs travaux tendent au contraire à montrer le ministère du travail comme le ministère des travailleurs, en tout cas pendant longtemps.
Une histoire qui prenne aussi en compte les particularités professionnelles des industries et des métiers, des « mondes de production », pour reprendre l'expression de Robert Salais et Mickael Storper. Celui des mineurs n'a pas grand-chose à voir, historiquement, avec celui du Livre et il possède d'ailleurs des règles particulières. Le commerce présente beaucoup de particularités par rapport à l'industrie, dont il a été tenu compte dans la loi de 1906 sur le repos du dimanche. Être bûcheron dans le Cher est très différent d'être concierge dans le XVIe arrondissement parisien. L'ouvrier boucher - ou boulanger - à Paris en 1830, qui fait partie d'une corporation qui aurait logiquement dû disparaître avec la Révolution, a peu à voir, du point de vue des règles applicables, avec l'ouvrière nantaise qui tisse les indiennes.
Bref, penser l'universalité du droit du travail au prisme des particularités dont il peut faire l'objet, ou inversement, me paraît être une piste de recherche - il y en a d'autres -, pour les futurs historiens du droit du travail. Mais encore faut-il qu'ils soient formés et recrutés, ce qui est une autre affaire !
Annexe
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J.-P. Le Crom (dir.), Deux siècles de droit du travail, Éditions de l'Atelier, coll. « Points d'appui », 1998, 287 p.
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J.-P. Le Crom (dir.), Les acteurs de l'histoire du droit du travail, Presses universitaires de Rennes, coll. « L'univers des normes », 2004, 413 p.
J.-P. Le Crom, Syndicats nous voilà ! Vichy et le corporatisme, Éditions de l'Atelier, 1995, 410 p.
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J. Le Goff (dir.), Les lois Auroux, 25 ans après, Presses universitaires de Rennes, 2008, 166 p.
J. Le Goff, « Quand le traditionalisme sert le progrès », in P. Waquet (dir.), 13 paradoxes en droit du travail, Lamy, 2012.
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M. Pigenet, Regards croisés sur les pratiques syndicales du droit, à paraître aux PUR en 2014.
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M. Tracol, Changer le travail pour changer la vie ? Genèse des lois Auroux, L'Harmattan, 2009.
V. Viet, Les voltigeurs de la République. L'inspection du travail en France jusqu'en 1914, CNRS éditions, 1994, 2 vol., 629 p.
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